Au rayon des essoreuses à salade
Au
rayon des essoreuses à salade
Elle
est là, devant mes yeux perplexes, ridiculement parfaite pendant que Yolande,
retenant à peine son excitation, s’exclame : « Ils ont sorti un
nouveau modèle ! », Yolande qui me démontre avec une certitude à la
fois évasive et déconcertante que les autres essoreuses à salade qui sont
stupidement entassées sur un rayonnage à part sont bien trop archaïques, bien
trop dépassées, avec cette manivelle externe qu’il faut faire tourner en
remontant son coude d’une manière, il faut l’avouer, ne puis-je alors
m’empêcher de penser, bien peu élégante, alors qu’avec cette essoreuse-ci, il
suffit d’appuyer avec la paume de la main sur le gros bouton de façon à le
faire descendre et à faire tourner, comme une toupie, le panier accroché au
mécanisme, et, petite touche originale me précise Yolande, il y a même un autre bouton pour le frein, quand on veut que
le panier cesse de tourner, quand la salade semble bien essorée... enfantin,
oui, c’est le mot, un système enfantin, qui laisse supposer que ce qui est le
plus pénible, dans le lavage de la salade, n’est pas de trier les feuilles,
d’enlever les éventuelles petites bêtes qui se cachent dans leurs replis, de
jeter celles qui sont abîmées, non, ce qui est pénible, c’est de tourner cette
maudite manivelle...
« Non mais tu as vu le prix de ce
truc inutile ? ». Mais oui, j’ai osé dire cela, face à cet engin
parfait à la forme parfaite, avec sur le couvercle plat légèrement bombé ses
deux gros boutons noirs en caoutchouc dur, un petit, celui du frein, et un gros
soutenu par un loquet du même blanc que le panier, panier blanc, donc, qui n’a
pas cette forme bâtarde entre la coupole et le cylindre, mais qui exhibe une
rondeur parfaite, épousant parfaitement la forme du réceptacle du trop plein de
l’eau éjectée dynamiquement du panier, réceptacle qui, par sa transparence, sa
matière en plastique dur et sa forme ronde peut éventuellement faire office de
saladier, ne puis-je m’empêcher de remarquer...« Regarde, les autres plus
basiques sont cinq fois moins chers, et je peux t’assurer qu’ils essorent aussi
bien, quand même... » Yolande acquiesce « Oui, c’est vrai que c’est
ridicule...». Les voici, criards, boursouflés de partout comme les édifices de
Gaudi ce qui, pour des objets aussi insignifiants, est le comble du mauvais
goût, de différentes couleurs, roses, bleues, vertes, avec cette manivelle dans
son cercle qui n’attend que la main pour se mettre à tourner, tourner avec un
grondement assourdissant. « J’en prends un comme ça » Tout de même,
rien à faire, je ne vais pas céder bassement à la tentation, faire cet achat
ridicule uniquement parce que ma copine, qui a l’ancien modèle, sera morte de
jalousie !
Me voici donc, avec ma petite essoreuse
ringarde sous le bras, essoreuse que je vais supporter au moins une dizaine
d’années, jusqu’à ce qu’elle soit trop délavée, trop usée pour que je me décide
à en racheter une autre, et je passe la tête haute devant la tête de gondole où
sont posés les uns sur les autres dans leur boîte en carton carrée, avec un
joli dessin de la bête grandeur nature les nouveaux modèles de l’essoreuse à
salade au mécanisme révolutionnaire que, Yolande me l’avait rappelé il y a peu
de temps, toutes les parisiennes ont, et ce depuis bien longtemps, au moins
quelques années, rappelant par ceci que ce qui aurait pu n’être qu’un refus de
suivre la tendance se transforme inéluctablement en un manque total de
savoir-vivre, de vouloir-vivre parisien, cela va sans dire... Mais je ne suis
pas une vraie parisienne, c’est vrai, je ne suis là que depuis dix ans, je ne
suis qu’une provinciale qui débarque dans la capitale et qui découvre les yeux
médusés qu’il existe un mécanisme d’essoreuse à salade spécialement conçu pour
les parisiennes, les vraies, pas celles qui chipotent pour avoir une essoreuse
trois fois, cinq fois moins chère mais moins belle et moins pratique et surtout
moins tendance, c’est ça surtout, le problème, le problème de la tendance...
Je
reste là, morcelée, mortifiée et extrêmement honteuse, je regarde la pitoyable
essoreuse que je me suis empressée de choisir, que je m’apprête à acheter et
Yolande, plutôt amusée, attend avec impatience que je me décide, impatiente
parce qu’un peu lassée de mon hésitation, qui s’amplifie au point d’en devenir
monstrueuse, cette hésitation monstrueusement stupide, qui prend des
proportions ridicules, combien sommes-nous restées là, déjà, dix minutes, un
quart d’heure au moins, à aller des boîtes en carton empilées aux autres
modèles entassés les uns sur les autres dans une ambiance de bazar, pour revenir aux plus belles parfaitement
rangées, et je ne parviens toujours pas à me décider, et cette indécision que
mon amie accepte avec lassitude me rend de plus en plus nerveuse... comme un
dernier sursaut de conscience avant de signer un contrat, le contrat ici étant
de me refuser ou pas à entrer dans la bulle des parisiennes ridicules de
snobisme et fières de l’être...
Dans un fier haussement d’épaule, je
repose la vieille chose désuète d’un jaune et rouge criard qui ose se faire
appeler essoreuse et emporte sous le bras la grosse boîte où est douillettement
installée la belle, la grande, la subtile machine, en me demandant si cette
essoreuse gigantesque ne va pas être trop encombrante dans ma minuscule
cuisine, mais qu’importe, et surtout au diable l’avarice et son cortège de
sentiments culpabilisants, ces histoires de bulle ne sont que des mirages, je
présente avec une fierté envoûtante l’objet de mon désir à la caissière qui me
regarde d’un oeil éteint, lui étalant un large sourire de satisfaction, et, me
dis-je en composant le code de la carte bleue avec les yeux brillants, geste
qui lie intrinsèquement mon existence à l’existence de cette essoreuse,
surtout, je sais déjà ce que je vais faire à manger au moins pour les sept
jours à venir, même si je déteste la préparer, et que je n’aime pas vraiment
cela, à bien y réfléchir. De la salade, bien sûr...