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4 novembre 2007

Au rayon des essoreuses à salade

Au rayon des essoreuses à salade

 

Elle est là, devant mes yeux perplexes, ridiculement parfaite pendant que Yolande, retenant à peine son excitation, s’exclame : « Ils ont sorti un nouveau modèle ! », Yolande qui me démontre avec une certitude à la fois évasive et déconcertante que les autres essoreuses à salade qui sont stupidement entassées sur un rayonnage à part sont bien trop archaïques, bien trop dépassées, avec cette manivelle externe qu’il faut faire tourner en remontant son coude d’une manière, il faut l’avouer, ne puis-je alors m’empêcher de penser, bien peu élégante, alors qu’avec cette essoreuse-ci, il suffit d’appuyer avec la paume de la main sur le gros bouton de façon à le faire descendre et à faire tourner, comme une toupie, le panier accroché au mécanisme, et, petite touche originale me précise Yolande, il y a même un autre bouton pour le frein, quand on veut que le panier cesse de tourner, quand la salade semble bien essorée... enfantin, oui, c’est le mot, un système enfantin, qui laisse supposer que ce qui est le plus pénible, dans le lavage de la salade, n’est pas de trier les feuilles, d’enlever les éventuelles petites bêtes qui se cachent dans leurs replis, de jeter celles qui sont abîmées, non, ce qui est pénible, c’est de tourner cette maudite manivelle...

« Non mais tu as vu le prix de ce truc inutile ? ». Mais oui, j’ai osé dire cela, face à cet engin parfait à la forme parfaite, avec sur le couvercle plat légèrement bombé ses deux gros boutons noirs en caoutchouc dur, un petit, celui du frein, et un gros soutenu par un loquet du même blanc que le panier, panier blanc, donc, qui n’a pas cette forme bâtarde entre la coupole et le cylindre, mais qui exhibe une rondeur parfaite, épousant parfaitement la forme du réceptacle du trop plein de l’eau éjectée dynamiquement du panier, réceptacle qui, par sa transparence, sa matière en plastique dur et sa forme ronde peut éventuellement faire office de saladier, ne puis-je m’empêcher de remarquer...« Regarde, les autres plus basiques sont cinq fois moins chers, et je peux t’assurer qu’ils essorent aussi bien, quand même... » Yolande acquiesce « Oui, c’est vrai que c’est ridicule...». Les voici, criards, boursouflés de partout comme les édifices de Gaudi ce qui, pour des objets aussi insignifiants, est le comble du mauvais goût, de différentes couleurs, roses, bleues, vertes, avec cette manivelle dans son cercle qui n’attend que la main pour se mettre à tourner, tourner avec un grondement assourdissant. « J’en prends un comme ça » Tout de même, rien à faire, je ne vais pas céder bassement à la tentation, faire cet achat ridicule uniquement parce que ma copine, qui a l’ancien modèle, sera morte de jalousie !

Me voici donc, avec ma petite essoreuse ringarde sous le bras, essoreuse que je vais supporter au moins une dizaine d’années, jusqu’à ce qu’elle soit trop délavée, trop usée pour que je me décide à en racheter une autre, et je passe la tête haute devant la tête de gondole où sont posés les uns sur les autres dans leur boîte en carton carrée, avec un joli dessin de la bête grandeur nature les nouveaux modèles de l’essoreuse à salade au mécanisme révolutionnaire que, Yolande me l’avait rappelé il y a peu de temps, toutes les parisiennes ont, et ce depuis bien longtemps, au moins quelques années, rappelant par ceci que ce qui aurait pu n’être qu’un refus de suivre la tendance se transforme inéluctablement en un manque total de savoir-vivre, de vouloir-vivre parisien, cela va sans dire... Mais je ne suis pas une vraie parisienne, c’est vrai, je ne suis là que depuis dix ans, je ne suis qu’une provinciale qui débarque dans la capitale et qui découvre les yeux médusés qu’il existe un mécanisme d’essoreuse à salade spécialement conçu pour les parisiennes, les vraies, pas celles qui chipotent pour avoir une essoreuse trois fois, cinq fois moins chère mais moins belle et moins pratique et surtout moins tendance, c’est ça surtout, le problème, le problème de la tendance...

Je reste là, morcelée, mortifiée et extrêmement honteuse, je regarde la pitoyable essoreuse que je me suis empressée de choisir, que je m’apprête à acheter et Yolande, plutôt amusée, attend avec impatience que je me décide, impatiente parce qu’un peu lassée de mon hésitation, qui s’amplifie au point d’en devenir monstrueuse, cette hésitation monstrueusement stupide, qui prend des proportions ridicules, combien sommes-nous restées là, déjà, dix minutes, un quart d’heure au moins, à aller des boîtes en carton empilées aux autres modèles entassés les uns sur les autres dans une ambiance de bazar, pour revenir aux plus belles parfaitement rangées, et je ne parviens toujours pas à me décider, et cette indécision que mon amie accepte avec lassitude me rend de plus en plus nerveuse... comme un dernier sursaut de conscience avant de signer un contrat, le contrat ici étant de me refuser ou pas à entrer dans la bulle des parisiennes ridicules de snobisme et fières de l’être...

Dans un fier haussement d’épaule, je repose la vieille chose désuète d’un jaune et rouge criard qui ose se faire appeler essoreuse et emporte sous le bras la grosse boîte où est douillettement installée la belle, la grande, la subtile machine, en me demandant si cette essoreuse gigantesque ne va pas être trop encombrante dans ma minuscule cuisine, mais qu’importe, et surtout au diable l’avarice et son cortège de sentiments culpabilisants, ces histoires de bulle ne sont que des mirages, je présente avec une fierté envoûtante l’objet de mon désir à la caissière qui me regarde d’un oeil éteint, lui étalant un large sourire de satisfaction, et, me dis-je en composant le code de la carte bleue avec les yeux brillants, geste qui lie intrinsèquement mon existence à l’existence de cette essoreuse, surtout, je sais déjà ce que je vais faire à manger au moins pour les sept jours à venir, même si je déteste la préparer, et que je n’aime pas vraiment cela, à bien y réfléchir. De la salade, bien sûr...

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A
« …geste qui lie intrinsèquement mon existence à l’existence de cette essoreuse », « ridiculement parfaite ». Jolie nouvelle, faussement légère, ou quand l’absurdité de la vie se résume à l’inutilité d’une essoreuse à salade… sans salade ! Merci pour ce charmant tue-l’ennui.
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