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les cendres d'A

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23 décembre 2010

renaissance

Renaissance

 

Journal

Le 10 octobre 2010

C’est pour ça. Je comprends tout maintenant, il suffit parfois d’un mot, d’un souffle, d’une parole lâchée, d’une pensée à peine formulée. Je comprends tout, et en même temps je ne comprends pas pourquoi tout a mis tant de temps à se mettre en place. Pourquoi il m’a fallu me cacher derrière ce rideau spectaculaire de non-sens, à me boucher les yeux comme avec de la ouate blanche sous les paupières.

Curieux que cette révélation me vienne seulement maintenant, à quelques jours de mes trente-trois ans. Voilà pourquoi j’ai décidé d’écrire tout cela, de graver cela avec des dates, pour comprendre… comprendre quoi, d’ailleurs ? rien que d’y penser cela me donne la nausée. L’impression désagréable qu’un couvercle de nuages se déverse sur moi.

 

J’aurais pourtant dû m’en douter avant. Et là malgré l’évidence Je doute encore. Tout ce passé n’est-il pas intrinsèquement tout ce qui me constitue ? Voyons voir. Je suis née le 12 octobre 1976, pendant l’heure de la sieste, et j’avais passé neuf mois dans la chaleur du corps de ma mère, dans les semaines les plus chaudes de cette année caniculaire. Je suis née au milieu d’une famille de cinq enfants, qui se ressemblaient beaucoup. J’ai grandi dans cette douce discontinuité de bruits et de cris, poussés par cette horde d’enfants proches en âge, un tous les deux ans comme des métronomes. Mon grand frère, m’avait-on dit, le premier avant les autres, est mort-né. Les autres ont grandi en sagesse sans trop faire de bêtises. J’étais la seule fille parmi quatre garçons, autant vous dire à quel point ma mère me bichonnait. J’étais forcément la plus belle, la plus intelligente, la plus douce des petites filles qu’on eût pu imaginer.

Malgré mes qualités évidentes, j’ai grandi comme une plante au milieu de jeunes chênes promis à un avenir glorieux. J’étais la sœur qui regardait ses frères jouer aux playmobiles, et boudait un peu les poupées trop roses et trop niaises pour mes goûts pervertis par tous ces gars qui m’entouraient. L’été, je les regardais dans mes poses de fille en petite robe fleurie escalader les arbres, faire cramer des grenouilles, user leurs genoux calleux sur les graviers des chemins, et l’hiver, malgré mon envie de faire plutôt un joli bonhomme de neige avec une belle écharpe et des boutons à la place des yeux, accompagné de sa femme, en pylône, avec des petits seins bien ronds et des bracelets, et une horde d’enfants rondouillards, je me laissais attaquer en pleurant discrètement par des averses de boules de neige, qui venaient s’écraser aux endroits vulnérables, entre l’écharpe et le bonnet, là où la peau transparente crie sous la morsure du froid.

J’ai commencé à préférer, à ces atroces luttes de pouvoir où mes frères ricanaient entre eux sans se soucier de mes délicatesses, aller m’isoler dans ma petite chambre, où je regardais pensivement le plafond, sans rien faire. Je suis restée ainsi un nombre de fois incalculable, allongée, les yeux dans le vague, déroulant mes pensées dans un temps qui ne fait que passer sans rien construire. Ma pensée ne fabriquait rien, je restais ainsi en me disant que ce temps vu et senti à ne rien en faire était la plus délicieuse des perversions.

J’ai grandi dans cette attitude de déni de tout, sans vraiment avoir de place, sans la rechercher non plus. A l’école, dès le départ, j’étais l’élève dont on ne se souvient pas, l’élève qui a de bons résultats, et ne parle jamais. Je comprenais tout très facilement, sans effort et sans enthousiasme, j’apprenais sans apprendre, je faisais, en somme, ce qu’il fallait faire pour correspondre à ce que pensait ma mère de moi, la plus belle, la plus sage, la plus intelligente des petites filles.

A l’adolescence, j’ai continué sur la même lignée tranquille de petites rencontres, je faisais partie de petits groupes de filles classiques qui manifestaient leur rébellion en réclamant des jeans à la place de leurs jupes écossaises. Je fréquentais de loin les autres plus aguerries, qui sortaient avec des garçons et expliquaient comme on suçait sans l’avoir jamais fait.

Cette période me laisse un goût amer dans la bouche. Je vivais comme une ombre et je ne faisais que suivre, sans aimer, ni craindre, dans le désir toujours plus grand de me fondre dans la masse. Et je me fondais tellement bien que personne ne me haïssait ni ne m’aimait.

Je continuais cependant avec régularité mon occupation favorite, regarder sans rien sentir et rien construire ce plafond stagnant qui me mangeait mes heures. Du reste, je lisais beaucoup, et je m’étais dit que ma mère aimerait sans doute une fille littéraire, alors j’ai choisi de continuer, par soif de solitude, cette vie par procuration. Je n’avais pas une vie bien remplie, c’est certain, mais ceux des livres avaient eux tout fait, tout vécu, tout pensé, en un sens, cela me rassurait et m’encourageait dans mon absence de volonté de rien…

A ressasser tout cela, je vois bien ce qui se profile petit à petit et que je n’ai jamais osé regarder en face. Ma vie était insipide, c’est certain. Mais je plaisais encore à ma mère, alors je ne me posais pas beaucoup de questions. Comment aurais-je pu, d’ailleurs, me poser cette question, qui me taraude depuis hier soir ? J’étais bien trop occupée à me regarder grandir dans l’indifférence générale, et à ressentir un certain plaisir malsain à me voir au milieu des autres aussi peu colorée, aussi peu contrastée, parce qu’au fond de moi, et ma mère aussi le savait bien, j’avais l’immense plaisir de savoir que j’étais ce que j’étais, et cette conscience formidable me constituait dans un prisme infini et étincelant. Dans ma chambre, sous ce plafond lancinant, je mangeais les heures avec mon néant terrible qui me reconnaissait si bien.

Puis j’ai rencontré Sarah, en rentrant à l’université, en lettres classiques. Une belle fille qui me ressemblait beaucoup, avec un petit quelque chose en plus cependant, une étincelle de vie que je n’avais pas. Je suis devenue son ombre, j’ai pu admirer le pouvoir qu’elle avait sur les hommes. J’ai adoré ces années d’université, où je récoltais en n’étant qu’un nom sur une copie des notes suffisantes pour passer en classe supérieure. Mon amie, qui me prenait avec elle partout, et me traînait comme une gentille fée dans ses cercles d’amis, commença à écrire de la poésie, alors j’en écrivais aussi. J’avais des deuxièmes prix, et elle remportait l’excellence, les regards désireux des hommes, les sourires admiratifs. Moi, je n’avais rien de tout cela, mais j’avais encore mes moments de gloire, face à mon plafond, entre moi et mon néant, et toujours après elle la deuxième place, qui rendait ma mère fière et satisfaite.

Sarah rencontra un homme et disparut de ma vie, me laissant sur la dédicace de son premier recueil de nouvelles un hommage discret : « à celle qui a toujours suivi les affres de ma création ». Mariée, elle perdit mon numéro de téléphone, et je n’en ressentis au final, après des années de complicité et de douce camaraderie, qu’un petit pincement au cœur, parce que, avec ma mère, c’était ma seule véritable amie.

Depuis Sarah, j’ai poussé encore plus dans l’ombre des autres, ma mère m’appelait sa petite sauvage. Elle m’a fait rencontrer un charmant garçon, ami de mon frère aîné, dont je suis tombée éperdument amoureuse, mais qui ne m’a pas vraiment regardée alors que je le dévorais des yeux, à la dérobée. Peu importe, j’aimais ! Mon plafond avait maintenant un visage, celui de ce prince brun aux yeux noirs comme de la braise, avec des longs cils de fille et une bouche charnue que j’avais envie de mordre. Ce prince noir finit par me voir, par hasard, parce que le destin s’en était mêlé, et qu’il faut bien parfois avoir de la chance dans la vie. Nous nous sommes découverts, et il semble qu’il m’ait aimé, pendant un certain temps. Et puis, je ne sais pas pourquoi, il m’a paru bien moins beau qu’au début. Il m’aimait. Comment pouvait-on m’aimer ? j’ai trouvé ça suspect, je suis partie, il s’en est remis je crois, en tout cas il n’a rien fait pour me récupérer. Il est marié maintenant, c’est dans l’ordre des choses, et moi je suis restée célibataire, avec mon plafond gluant qui me bouche les heures. J’ai trouvé un boulot dans une bibliothèque, après avoir eu un concours et une connaissance qui m’a trouvé un poste. Je range des livres, je passe entre les rayons et je ramasse parfois un livre tombé par terre que je feuillette pendant des jours entiers, sans que personne ne vienne me demander des comptes.

C’était ma vie depuis que j’avais tourné le dos à l’amour, qui m’aurait apporté sans doute son lot de petites joies, avec les enfants, les disputes, les vaisselles et les inscriptions en tous genres. C’est ce que j’entendais parfois quand j’allais lire en bas de chez moi, dans un petit café où des femmes au foyer racontent leur journée à venir, pendant que j’oubliais un peu que je n’en avais pas. C’était ma vie, qui se déroulait sans autre but que de trouver quelques moments, de plus en plus fréquents, comme une drogue, où je pouvais m’extraire de tout et où je pouvais me consacrer à mon vice, allongée sur mon lit, et voir par exemple l’obscurité envahir peu à peu le plafond gris.

Mais quelque chose est arrivé qui a bouleversé cette tranquille et douce tristesse qui composait l’atmosphère de mon existence. Quelque chose qui a paru à mes yeux et qui a à jamais, si je peux encore m’exprimer ainsi, rendu tout cela atroce, effroyable, révoltant. L’angoisse s’est emparé de moi, et maintenant quand je m’allonge dans mon lit face à mon plafond, ma gorge se noue, mes mains se crispent sur la couverture, et c’est à peine si j’arrive à respirer, et toutes ces sensations diffuses en plus sont persécutées par l’innommable qui s’empare de mon esprit abusé. J’arrive à la fin.

J’avoue que je ne respirais pas la joie de vivre. Mes journées se passaient sans encombre, sans heurt, sans rencontre, et je passais beaucoup de temps à m’interroger sur cette vie que j’avais laissé faire ce qu’elle voulait. Je ne me révoltais pas, cependant, parce que c’est moi qui avais fait cette œuvre médiocre, mais des questions qui ressemblaient à des inquiétudes me traversaient l’esprit, comme des rats sortent de leur trou quand le navire est en train de couler. Quand je marchais dans la rue, je voyais tout défiler autour de moi avec crainte. On me bousculait, et je me sentais coupable d’avoir occupé le passage d’une autre personne. Tout ce qui m’entourait avait une telle présence, une telle force ! comment aurais-je pu lutter… cette femme, haute perchée sur des talons, avait des lèvres rouges et sensuelles, et quand elle riait en passant devant moi, je sentais derrière moi les regards des hommes qui la suivaient. Cet homme criait dans son téléphone en allumant une cigarette, et son épaule frôlait la mienne sans s’en apercevoir, me faisant trébucher. J’étais comme sur une autoroute, avec des tas de voitures qui viennent sur moi en sens inverse et je dois les éviter. Je ne sais plus quel philosophe a pensé que tout le décor qui nous entourait n’avait d’existence que parce qu’on lui en donnait une, par notre conscience. Quelque chose me poussait à penser le contraire… Tout n’était-il pas plus vivant que moi ? A la boulangerie, j’avais beau crier « une baguette s’il vous plaît », on me demandait « pardon ? », ou on me donnait un pain complet.

J’avais commencé par être résignée, mais les années passant, j’avais trouvé cela très étrange. Mes sorties devenaient de plus en plus inquiétantes, et j’hésitais même à appeler le seul lien qui me restât avec l’extérieur, ma mère, mes frères étant depuis quelques années occupés avec leurs familles respectives, qui d’ailleurs enveloppaient ma mère elle-même et la faisaient dériver loin de moi. Je n’avais plus rien du tout. Un fossé terrible me séparait des autres. Et puis l’impossible est apparu.

Il était six heures du soir, et je comptais docilement les minutes qui me séparaient de la fin de ma journée de garde à la bibliothèque. Je vis entrer une jeune femme brune, une grande, qui me rappela vaguement quelqu’un. C’était Sarah, j’en eus tout de suite l’intuition. En vieillissant, elle avait toujours un petit air de famille avec moi qui aurait pu nous faire passer pour des sœurs comme lorsque nous avions vingt ans, et je découvris les mêmes petits affaissements de la physionomie dans ses traits qui étaient devenus aussi rayonnants que les miens étaient devenus ternes. Hésitant une seconde, je ne pus m’empêcher d’aller au devant d’elle, et timidement je lui adressai un sourire, excitée de cette rencontre qui allait illuminer ma journée. En m’approchant d’elle, je vis avec quel soin elle était maquillée, et coiffée, et je découvris avec ravissement l’élégance de sa tenue. Me plantant devant elle, je lui demandai en souriant avec un air entendu : « je peux vous renseigner madame ? ». Elle leva la tête du livre qu’elle était en train de parcourir avec attention, et regarda autour d’elle sans me considérer, puis elle reprit tout bonnement sa lecture. Je réitérais en tremblant ma demande « Je peux vous renseigner… ». Ma voix restait coincée dans ma gorge, et je sentis une curieuse sensation me parcourir des pieds à ma tête. Sarah était là, devant moi, je lui parlais, et elle semblait ne pas me voir ! Elle ne me voyait pas !

Indécise, troublée jusqu’aux larmes, je fis demi-tour et retournai à mon bureau, ne la quittant pas des yeux, épiant si elle jetait un œil dans ma direction, mais elle ne fit rien dans ce sens, et au bout de quelques temps, elle quitta la bibliothèque, et quand elle passa devant moi, honteuse de ma faiblesse je baissai néanmoins les yeux, au lieu de lui crier que j’étais là, et qu’il n’y a pas si longtemps nous nous étions offert, pour fêter notre entrée en maîtrise de lettres, le même porte-documents en cuir…

Une tristesse infinie s’empara de moi, et puis tout de suite après une question effroyable me traversa l’esprit. Derrière le bureau de la bibliothèque déserte, je regardais stupidement le plan de travail blanc sur lequel était posé l’ordinateur où j’organisais depuis des années des données sur les livres. Cette surface blanche, je la connaissais bien, je posais mes coudes tous les jours dessus, et la plupart du temps il était encombré de livres gluants que je n’aimais pas toucher, parce que d’autres, des lecteurs potentiels, aux doigts sales, les avaient palpés, traînés avec eux dans le métro ou dans leur lit, et qu’ils me les rendaient tout dénaturés par cet entourage hostile. Je pouvais détailler le moindre des défauts de cette surface apparemment lisse en contreplaqué, où sur les bords on devinait à quelques endroits où la peinture s’était détachée, le brun du bois aggloméré. Ici, il y avait une trace laissée par un stylo, là, une petite griffure faite par la pointe d’une pochette de cd. Et sur cette surface familière, j’observai avec un regard neuf ma main posée, un peu crispée par la douloureuse aventure que je venais de vivre. J’observais cette main dont je ne pouvais détacher les yeux. Cette main veineuse et blanche. J’observais ma main et au bout d’un long moment de stupide contemplation, je vis ma main disparaître devant mes yeux révulsés ! Puis elle réapparut. Mais pendant l’espace d’une demi-seconde où mon cœur s’était serré je n’avais plus vu ma main… Tout à ma muette réflexion, je n’avais pas remarqué l’heure de la fin de mon travail. Mes collègues commençaient à ranger leurs affaires et fébrilement je pris les miennes, craignant de lancer mon habituel au revoir timide et jamais remarqué par les autres. Etait-ce possible ? Dans la rue on me bousculait, comme d’habitude, et cela me parut saisissant de sens.

Je rentrai dans mon appartement où tout me parut stupidement à sa place, dans un ordre sans harmonie qui n’avait aucun caractère. Je plongeais sur mon lit refait depuis le matin, et commençai ma conversation habituelle avec le plafond sournois qui ne parlait jamais. L’angoisse me saisit d’un coup, je ne devais pas cette fois rester ainsi à écouter le silence des heures vides. Pourquoi n’avais-je rien dit à Sarah ? Pourquoi avais-je à mon tour refusé de me manifester ? qu’est-ce qui me poussait à chaque fois à me résoudre à ces signes de furieuse insignifiance ? Je jonglais jusqu’à la nausée sur ces mots que je connaissais bien et qui étaient le credo de ma religion personnelle. Résignation, insignifiance, vide, vacuité, insipidité, silence. N’étaient –ce que des mots ou les conditions d’une vie improbable et absurde ? Et absurde, était-ce vraiment le mot qui convenait pour caractériser cet état de ma vie ? Je me levai, mes bras et mes jambes étaient aussi légers que l’air qu’ils brassaient. Je me plantai avec terreur devant le miroir de ma salle de bain, éclairé d’un néon blafard qui aplatissait le relief de mon visage vitreux. Je regardais cette face morne que je croyais reconnaître. C’était moi ? Oui, c’était moi. Qu’est-ce qui était moi au fond ? Au fond… selon quelle réalité, au fond ? Mon visage se troublait dans l’intensité douloureuse de mon regard perçant. Je perçais la surface brillante de la glace, et mes yeux, ma bouche, le contour familier de mon visage se troubla soudain au-delà de toute vraisemblance. Je frémissais sans sentir de frémissement. Je rougissais, je voulais ouvrir la bouche et ma bouche restait sans mouvement. Je cherchais, je ne trouvais rien. Mon visage s’était fondu dans le néant de mes yeux clos. Le noir avait tout envahi. Je rugissais, je trépignais, mais l’inconcevable se dressa devant moi avec toute son horrible absurdité, et je ne pouvais que penser, parce que les mots disparaissaient de mon cerveau en bouillie, cette pensée immonde, cette pensée abjecte, cette pensée qui n’était plus rien qu’une sombre plaisanterie…

 Je n’existais pas ! Je n’avais jamais existé. Je n’existerais jamais…

Il n’y a pas à tortiller. Je suis restée sur cette idée depuis hier soir. J’ai marché toute la journée au lieu d’aller travailler, et je n’ai prévenu personne de mon absence. A quoi bon puisque je n’existe pas ? Je n’ai jamais existé. Je ne suis que le fruit de l’imagination de ma mère frustrée de ne pas avoir eu de fille, et le reste, on l’a inventé. Je ne suis rien. Ces quelques lignes tracées ne sont rien. Sarah ne m’a jamais reconnue, sans doute qu’elle avait besoin de ce double imaginaire. Je vais acheter du pain et je mange au bord de la Seine mon pain sans goût qui croustille sous ma langue sans épaisseur. Je vomirai ce pain dans mon lit vide et triste, et le plafond s’effondrera sur moi, ce soir, demain, dans dix ans, qu’importe ? La sublime et horrible chute a commencé. Qu’importent les heures et les jours quand on n’est rien, et que l’abîme, rugissant, s’ouvre sous nos pieds en ricanant ?

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24 janvier 2010

extrait du roman à venir : tentations

Charlotte, le lendemain, après avoir fait quelques achats qu’elle avait laissés traîner depuis la rentrée, une flûte en bois, des feutres pinceaux, une collection complète de slips de tout âge, regardant sur son portable l’heure qui lui rappelle douloureusement que tapie au fond d’elle s’agrandit sa faim, ténue comme une mauvaise compagne bruyante et exigeante qui aurait frappé à la porte du ventre de grands coups creux au point qu’elle se sente devenir une masse difforme logeant dans ses entrailles un monstre, va d’un pas pressé pour échapper aux vitrines qui offrent à ses yeux gourmands des étalages de menus que d’autres qu’elle, attablés, peuvent goûter avec un verre de vin, avant d’hésiter, et elle n’hésitait jamais dans ces cas-là, à prendre un dessert, à se remplir de plus belle le ventre déjà bien rempli, menus ou tableaux noirs déroulant les plats du jour alléchants dont elle voyait la mine dans les assiettes, mais cette fois elle ne cèderait pas, elle résisterait à l’envie de prendre son téléphone et de proposer à Florence de descendre la rejoindre, juste en bas, elles auraient pu aller par exemple goûter les paupiettes de veau du petit troquet au bout de la rue où elles perdaient des après-midi entières à discuter et à rire en regardant passer les gens pressés, où ils avaient d’ailleurs un très honorable fondant au chocolat dans la carte des desserts, mais non, elle passe de son petit pas pressé non sans suivre du regard les tables pleines et celles qui restaient encore libres ; la boulangerie ensuite lui offre un panel de pâtisseries qu’elle a toutes au moins une fois goûtées, sauf les financiers, les quatre-quarts au citron, la tarte meringuée et le baba, qu’elle estime mieux réussir, même si le reste ne lui laisse, au final, qu’un agréable goût sucré mais rien de transcendant, rien qui vaille la peine de s’arrêter cette fois, alors que son quota de sucré se réduit presque au néant, en en plus il y a la queue, les gens vont là chercher un mauvais sandwich à la fois trop sec et trop gras, une petite tarte trop salée qui ne fait pas, cette fois, envie à Charlotte, c’est au moins le signe que son appétit ou sa gourmandise s’étiole, se calme et qu’elle parvient finalement à dompter cette vilaine bête ; mais ensuite, après la boulangerie, le petit libanais diffuse jusqu’à ses narines éprouvées une grosse odeur d’épices et d’ail, d’herbes et d’amande, tout cela mélangé formant une suave couleur brune qui ressemble à celle du houmous et qui la hante encore quelques mètres alors qu’elle l’a dépassé, et puis, ultime tentation qui lui arracherait presque des larmes, ce restaurant thaï qui vient d’ouvrir en bas de chez elle, juste en bas, avec ce décor épuré, ces petites tables noires en wengé sur lesquelles ils ont monté des petites lampes blanches, sur le menu elle lit avec envie pour la dixième fois le menu, des concombres tofu cacahuète sarriette, le foie gras poché dans un bouillon chinois, et l’alléchant biscuit citron et huile d’olive, servi avec une glace au lait. Elle s’en sort encore cette fois-ci, et pense avec un dépit mêlé d’espoir à la soupe maison qui l’attend, aux trois choux, courgettes et fenouil, avec une petite touche de persil et de coriandre, adouci par du lait écrémé.

 

24 janvier 2010

l'héliotrope

J’ai admiré l’illustre et vivace héliotrope

Frémissant sur sa tige entonner comme un chœur,

Que l’encre de la nuit de sa fibre enveloppe

Héliotrope ! oh ! ténor ! – « la vive herbe est le cœur ! »

 

J’ai chuchoté en vain parmi les ailées tropes.

Ton jeu profane, ton sang véreux sans épaisseur

Ont une prophétie que moi seul développe

Jamais mort ne rougit plus vite en une fleur !

 

Pour quel amant maudit relèves-tu tes hanches ?

Le hautbois de ta bouche a gémi sous son anche

Comme tu n’oses pas, Héliotrope épris

 

Trop éloigné du ciel, étreindre le soleil !

Tu demeures à mes yeux un instrument pareil

Aux lys, aux chrysanthèmes, qu’on aime mais qu’on prie.

15 avril 2009

carnaval en forêt

    Aujourd’hui, c’est Carnaval. Albertine a aidé ses filles à enfiler les costumes qu’elle-même a confectionnés pour l’occasion. Cela lui a pris deux journées entières, mais ça vaut le coup.
    Il fait un soleil radieux, et un air chaud fait voleter le papier crépon des costumes des grands. Ils portent tous des maracas constitués de deux pots de yaourts sur lesquels ils ont collé des gommettes, et se mettent en route avec enthousiasme, agitant avec énergie leurs instruments rudimentaires. Sous leur costume confectionné en classe, ils ont chacun revêtu leur déguisement préféré. Un pingouin maigrichon donne la main à un cow-boy dont la moustache fondue lui fend la bouche en une balafre grimaçante, une petite mouche dont l’aile pendouille remonte ses bretelles à chaque pas. Plus loin, la fille de la boulangère se fait sermonner pas sa mère, qui pour l’occasion l’a revêtue d’un tutu rose et d’une combinaison trop étroite qu’elle a craquée aux fesses. Christophe, l’instituteur, ouvre la marche. Comme d’habitude, il avance d’un pas lent, se retournant parfois vers la file qui le suit pour voir si tout va bien, et Albertine observe un moment son profil parfait et ses yeux doux se poser délicatement sur les petites têtes coiffées d’un chapeau en carton qu’ils ont eux-mêmes décoré.
    Le temps étant prometteur, Christophe a proposé de partir plus tôt que d’habitude, juste après le retour de la cantine et de prolonger le défilé qui traverse le village jusqu’à la forêt, dans laquelle parents et enfants vont partager les tartes et gâteaux que les mamans ont préparés pour l’occasion. Au bout du village, derrière l’église, il suffit de continuer sur la route et au premier virage on trouve un petit chemin qui serpente à travers les bois et atterrit à une gentille clairière, de laquelle on a une superbe vue sur le village en contrebas.  Albertine admire ses filles au milieu de la petite troupe des princesses roses bonbon. Elles ont un masque de chat peint sur le visage et secouent avec timidité leur baguette au bout de laquelle une étoile d’aluminium laisse s’échapper des gerbes de ratafia. La joyeuse troupe chante un air de fête :

    Arlequin dans sa boutique
    Sur les marches du palais
    Il enseigne la musique
    A tous ses petits valets

    Dès qu’ils ont quitté la route et se sont enfoncés dans la forêt, le bruit des pépiements des enfants mêlés aux conversations des parents s’est assourdi. Un vent chaud souffle dans les branches et les grands arbres, qui ont encore leur aspect décharné de l’hiver malgré les bourgeons qui enflent sur leurs branches osseuses, font une danse mélancolique et suave entre le soleil et les nuages qui traversent le ciel en de longues traînées cotonneuses. La troupe festive a l’air soudain de petites marionnettes colorées perdues dans l’immensité de la forêt. Comme charmés par ce prélude printanier, les enfants se sont tus et laissent pendre au bout de leurs bras les maracas muets, et regardent d’un oeil neuf cette nature silencieuse, ponctuée des vols d’oiseaux qui ébouriffent les buissons le long du chemin. Les petites filles soulèvent leur jupe dans des poses délicates, marchent sur la pointe des pieds pour ne pas salir leurs jolis souliers, et les garçons ont confié leurs instruments aux parents pour partir en quête du bâton parfait. La troupe a abandonné sa configuration urbaine et se démembre au fil de la promenade joyeuse. De petits groupes compacts, couleur bleue, rose, rouge des petits qu’entourent les grandes silhouettes noires et raides des parents, se découpent parmi tout le vert presque criard de la nature renaissante. Albertine n’entend plus vraiment les conversations, ni même les petits cris des enfants qui fusent par moment, pour un genou éraflé par une ronce, un soulier enfoncé dans la boue, un bâton souffletant une joue. Elle se laisse envahir par la moiteur du soleil qui apparaît parfois derrière le voile des nuages, hume l’air sucré des herbes gorgées d’eau qui au soleil répandent leurs fraîches senteurs. Elle se sent bien, marchant au pas des petits qui rient, se laissant entraîner par leur lenteur nonchalante et elle ferme les yeux, parfois, s’enivrant des bons parfums qui sortent de la terre, écoutant à travers le joyeux brouhaha des enfants les oiseaux qui enfin sont revenus et mettent fin au silence angoissant de l’hiver.
    En rouvrant les yeux, elle voit au loin Christophe qui s’est retourné et la regarde en souriant. Timidement, elle lui rend alors son sourire, se disant que cet homme doux et timide, sensible et cultivé, est sans doute le seul avec elle, dans cette assistance rurale habituée au déroulement des saisons, qui sache apprécier la magie de cet instant. Et comme pour infirmer ou confirmer ce qu’elle se dit confusément, sa voisine, la maman de la petite Suzon lui dit d’une voix masculine, à l’accent normand marqué, qu’il y a bien longtemps qu’ils n’avaient pas eu un si beau temps pour leur défilé du carnaval, ajoutant que ce printemps précoce ne serait pas forcément bon pour les récoltes, et terminant en disant qu’après tout, hein, on verrait, il fallait profiter du soleil tant qu’il y en avait.
    « Oui, répond alors Albertine, guettant à l’autre bout de la chaîne disloquée si le jeune instituteur tourne encore la tête dans sa direction, nous avons beaucoup de chance. »
    Arrivés à la clairière, les groupes éclatent et les enfants prennent possession des lieux, délimités par les grands arbres qui forment tout autour un cercle presque parfait. Les parents se regroupent, cherchent parmi les herbes folles un endroit pas trop bosselé et jettent les grandes couvertures poussiéreuses prêtées par la mairie, sur lesquels ils posent les plats, avant de s’installer eux-mêmes « pour souffler un peu ».
    L’instituteur, ayant accepté un verre de cidre de bonne grâce, remercie les parents qui ont permis de faire de cet événement une si belle aventure, et pose son doux regard sur Albertine, qui ne peut s’empêcher de baisser les yeux. Puis, son verre terminé, Christophe part comme un fou courir au milieu des enfants avec un sifflet, en signe de ralliement. A ce signal, les enfants éparpillés se regroupent et écoutent la voix suave et grave  de leur maître leur proposer un jeu, Le facteur n’est pas passé . De grands cris d’enthousiasme fusent de tous côtés, quelques boudeurs isolés font la grimace. Un immense cercle est créé. Christophe demande aux parents s’ils ont un foulard à prêter. Aussitôt, plus vive que les autres, Albertine a dénoué le sien et le tend à l’instituteur, qui la remercie. Un instant, leurs doigts se touchent, et Albertine sent comme une décharge dans tout son corps. Le laissant partir, la jeune femme se demande s’il a senti, en le prenant, le parfum qu’elle dépose toujours dessus avant de le nouer autour de son cou.
    Se mêlant au groupe des parents qui ont servi du café qu’ils avaient conservé chaud dans une bouteille thermos, elle jette un oeil amusé sur l’instituteur qui semble un grand enfant parmi les autres, courant et s’esclaffant comme eux, préservant à peine sa dignité d’adulte, et Albertine se demande s’il ne serait pas encore plus exubérant sans la présence des parents. Il lui prend l’envie d’aller le rejoindre, de faire elle aussi des concours de grimaces et des roulades pour les entraîner à s’amuser. Sentant sans doute qu’il est observé par les parents, l’instituteur reprend une posture plus sévère et suggère fermement aux plus excités de se calmer, et d’aller prendre une petite collation. Les enfants se ruent sur les couvertures qu’on leur a réservés, et Christophe vient s’asseoir près d’Albertine, à qui il rend le foulard humide et chiffonné. D’avoir couru ainsi dans tout le pré, il est tout essoufflé. Ses cheveux collent à ses tempes. Une légère odeur de transpiration parvient à Albertine qui se trouble et tourne la tête. Quel grand enfant ! Il rit en se servant une part de gâteau. Puis il redevient sérieux tout à coup. Elle n’ose pas lui parler, même si elle meurt d’envie d’évoquer avec lui cette douceur printanière qui la rend toute chose. Mais déjà, alors qu’elle s’apprêtait à dérouler devant lui ce qu’elle avait préparé mentalement, il se lève et part s’asseoir à côté du garagiste, un jeune homme de son âge qui l’a interpellé et lui parle de voitures.
    Bloquée dans son élan, Albertine rougit et sent qu’elle est au bord des larmes. Comme elle est fragile, depuis qu’elle vit ici ! Pour se remettre, elle se lève et part remettre de l’ordre dans quelques costumes, essayant de penser à autre chose qu’à ce qui l’a troublée sans raison. Suzon a perdu une des dentelles qui bordaient sa robe de taffetas. Léopoldine montre une tache de boue séchée sur son coude. Chloé a déchiré sa traîne qu’elle avait fabriqué à partir d’un bout de voile en organza qu’il lui restait de ses rideaux. Du coin de l’oeil, Albertine observe le jeune homme qui rit avec son ami, et qui semble à cent lieues d’elle. Alors c’est elle qui rit d’elle-même. Quelle folie l’a prise ? Ce soir, elle appellera son mari qui est parti toute la semaine à Londres, et elle lui racontera, les odeurs, le printemps qui déborde de partout, lui, il l’écoutera, lui il comprendra. Et peut-être que si elle insiste, il acceptera encore une fois de rentrer une demi-journée plus tôt. Parce qu’elle se sent bien seule ici.
    Le goûter terminé, alors que le soleil commence déjà à descendre, Christophe rassemble son troupeau, secondé par les parents. Le ciel se couvre, et la troupe costumée devra faire les derniers mètres qui la séparent de l’école sous une pluie battante.
    « C’était trop beau, dit alors Christophe à Albertine qui l’a suivi avec son groupe sous le préau de l’école. Je craignais que ça se termine comme ça ! N’empêche, lui dit-il de sa voix douce, en posant un regard étrange sur elle, c’était une très belle journée... Une journée qu’on voudrait ne voir jamais se terminer.
    -Oui, répond-elle en souriant de toutes ses dents. C’était merveilleux!
    Puis, lui serrant la main avec affection, il ajoute :
    -Encore merci, madame Fournier.
    -Appelez moi Albertine.
A ces mots, Christophe lâche sa main, semble hésiter, puis lui sourit de nouveau.
    -C’est d’accord... Albertine !
Après un temps, il ajoute :
    -C’est très proustien, comme prénom, n’est-ce pas ?
A cette remarque, le coeur d’Albertine fond.
    -Oui, c’est une idée de ma mère... Elle adorait Proust, elle était romancière.
    -Vraiment ? j’adorerais écrire !
    Et comme de nouveaux amis, après que tous les parents aient fui sous l’averse, ils se parlent enfin, rient beaucoup, en regardant distraitement les deux dernières fées dégoulinantes jouer à la marelle sans se soucier de la pluie fine qui leur tombe dessus.
    Albertine, le soir venu, alors qu’elle est rentrée chez elle en promettant à Christophe de lui ramener quelques romans de sa mère, se sent heureuse comme jamais elle ne l’a été depuis qu’elle a quitté Paris. Finalement, avec un peu de temps, elle va finir par s’y faire, à ces sauvages normands. Elle formerait un « cercle », où elle recevrait des invités, tous les jeudis après l’école, comme il y a cinquante ans. Et l’instituteur ferait partie de ses habitués ! On jaserait mais tant pis ! Les moeurs avaient bien dû évoluer, même ici, au plus profond de la campagne normande...
    Elle se couche ce soir-là en oubliant d’appeler son mari. Se réveillant au milieu de la nuit à cette pensée, elle constate que l’heure tardive ne lui permet pas de réparer son oubli. Peu importe, pour une fois, elle se dit que c’est plutôt bon signe. Le lendemain matin, c’est lui qui l’appelle de Londres, s’excusant de ne pas avoir été là pour répondre à son appel du soir. Elle lui cache alors qu’elle n’a pas appelé, et lui demande ce qu’il a fait pour rentrer si tard. Il bredouille quelque chose, semble gêné, mais elle y prête à peine attention. Il lui dit qu’il ne pourra pas rentrer avant vendredi soir. Elle ne lui en veut pas. Elle attendra, comme toutes les semaines.
    Albertine raccroche, et elle réalise qu’elle ne lui a pas parlé de sa nouvelle amitié avec l’instituteur. Peu importe, il se fichait bien de ce qu’elle avait à lui raconter, la plupart du temps. Sauf quand il rentrait le vendredi soir, et qu’il avait envie d’elle. Et en ce moment, il avait très envie d’elle. Pensant à cela, elle soupire. Elle aussi a très envie de lui maintenant. Elle ne lui parlerait pas encore de Christophe. Il se moquerait d’elle s’il le voyait. Il le trouverait coincé, fat, faussement intellectuel. Trop sensible.
    Pour vendredi soir, elle décide de préparer un gentil tête à tête. Avec champagne et foie gras. Et elle mettrait la robe sexy qu’il lui a offerte et qu’elle ne veut jamais mettre. A cette idée, elle imagine la tête de Christophe s’il la voyait dans cette tenue ! Ce n’était sans doute pas son genre. Mais peut-être que si, après tout. Christophe, sous ses airs de vieux célibataire mystérieux, devait avoir ses fantasmes lui aussi. Elle imagine alors quel genre de jeune fille pourrait lui convenir, passant en revue les diverses jeunes filles qu’elle connaissait entre vingt-cinq et trente ans. Elle ne connaissait que d’anciennes baby-sitter, trop jeunes pour lui, ou des cousines dont elle ne savait rien. Elle se plaît à imaginer une petite jeune fille très timide, douce, délicate, intelligente, simple, de bonne famille.
    Le lendemain, jeudi, en revenant chercher les filles enrhumées, qu’elle se décide à garder pour le vendredi,  elle rencontre une jeune normande un peu épaisse au décolleté plongeant, au regard torve, à la dégaine onduleuse, les cheveux dans les yeux, sans aucune classe. Christophe, à sa vue, sourit de ses yeux brillants, et part l’embrasser avec embarras. Albertine n’en revient pas ! Cette fille vulgaire serait donc la petite amie de Christophe ! Comme la vie est étrange... Décontenancée, elle lui adresse un sourire poli et crispé et emporte ses filles vers la voiture, oubliant de lui donner les livres qu’elle a amenés pour lui.
    Le lendemain, après avoir bu presque toute seule la bouteille de champagne sous le regard amusé de son mari, elle lui fait un numéro de charme bancal avant d’accepter le moindre de ses caprices. Au milieu de la nuit, la bouche pâteuse, elle remarque en se levant pour aller boire que son mari ne dort pas : dans les ténèbres de la chambre, il la contemple étrangement, ne la quittant pas des yeux jusqu’à ce qu’elle revienne.
    « Comme je t’aime ! lui dit-il d’une voix tremblante. Je ne partirai que mardi, si tu veux bien me supporter une journée de plus. »
    Heureuse de cette bonne surprise, Albertine se blottit dans les bras de son mari en retenant ses larmes.
    « C’est chouette, dit-elle, bien sûr que je t’accepte gros bêta ! »
Puis ils s’endorment dans les bras l’un de l’autre.

29 décembre 2008

Charlotte

Charlotte porte bien son nom. Petite, toute en rondeur, les seins généreux et appétissants, elle a toujours sur les lèvres qui brillent comme un sirop de grenadine un sourire espiègle, et ses grands yeux coquins la font ressembler, malgré ses trente-cinq ans passés, à une petite fille malicieuse et effrontée. Charlotte aurait bien aimé être grande et mince comme Amélie Poulain, mais elle a au moins son esprit futile et tendre, celui qui aime faire craquer l’écorce de sucre des crèmes brûlées. Et la gourmandise de Charlotte va de paire avec sa grande passion : faire la cuisine.. Pour elle, bien sûr, parce que Charlotte est la première à apprécier ce qu’elle réussit, mais aussi pour ceux qu’elle aime. C’est délicieusement suranné, mais c’est comme ça. Charlotte ne cherche pas à être originale dans la vie, ni plus parfaite que les autres, elle est juste ce qu’elle est. Elle est un peu enrobée, c’est sûr, on ne tombe pas dans les délices du palais sans y payer un peu de son âme, mais au moins elle plaît encore à son homme, c’est le principal.
    On ne peut imaginer Charlotte que dans sa cuisine, tournant comme un colibri dans sa cage, attrapant une boîte d’épices un peu haute en se cambrant et en s’appuyant sur la pointe de ses petits pieds, faisant s’échapper des éclaboussures de l’évier, sortant des plats, ouvrant le four, le réfrigérateur, nettoyant le robot, jetant un oeil attentif à l’heure, qui tourne qui fait gonfler les gâteaux, l’heure qui la rapproche du dîner du soir, quand son mari rentrera exténué du bureau, reniflant l’air comme si, en plein Paris, il retrouvait un peu d’une campagne primitive dans ces odeurs de sucre, de chocolat, de légumes braisés, de viandes parfumées.
    Charlotte n’est pas une femme moderne, et n’a aucune prétention à l’être, même si elle habite Paris, a une femme de ménage, consacre du temps à ses amies, fait du shopping et même un peu de sport en salle. Elle a quitté son travail, lequel, déjà ? à la naissance de son premier fils, qui a grandi dans les odeurs épicées des tajines, de cornes de gazelles et autres pâtisseries orientales gorgées de miel et de poudre d’amande, et de cannelle, qu’elle testait dans ses premiers mois, pour ensuite se lancer tour à tour une dizaine de recettes différentes de financiers, avec des blancs en neige, ou sans, un peu plus de beurre, un peu moins, une cuillérée de crème, un zeste de citron, une touche d’essence d’amande amère, puis quelques tentatives laborieuses de macarons cramés, trop mous trop secs, coulants ou pâteux, trop sucrés ou pas assez chocolatés, jamais assez Ladurée...et une bonne dizaine de plats de viande en sauce, de la blanquette de veau à l’osso bucco en passant par la moussaka sans béchamel et la choucroute de poisson. Le ventre de sa mère s’arrondissait au rythme des années, laissant sortir à peu près tous les deux ans un autre lardon à gourmander, jusqu’à ce qu’elle décide que quatre, c’était suffisant.
    Quatre garçons, oui, pas de fille à qui acheter des rubans et des robes à smock. Elle a donc cinq hommes dans sa vie, cinq hommes qui mangent comme des ogres et ne grossissent jamais! Un vrai défi pour elle... Parfois, elle se demande ce qu’elle va faire de tous ces garçons-là. C’est comme si elle avait pour elle toute seule un rang de contemplateurs béats, comme si elle était une reine, adulée, vénérée, qui ne devait que veiller à ce qu’on ne l’oublie pas, qu’on ne parte pas trop vite de ses jupes. Elle se sent à leur contact belle, irrésistible ; ils lui disent d’ailleurs toujours cela, l’admirant en mangeant un dernier rocher à la noix de coco, avec coeur au chocolat, « tu es belle maman », les yeux pétillants et avec un ton assuré, comme s’ils n’avaient pas l’impression de dire quelque chose d’extraordinaire. Est-elle belle d’ailleurs ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle fait bien plus jeune que son âge, et que la gym et la piscine préservent tout de même une certaine tenue à ses seins qui continuent à regarder en haut, dans leur soutien-gorge taille cent, et ses fesses rondes soutenues par une cambrure vertigineuse lui donnent une silhouette gracieuse. Quant à son visage, qui pourrait trouver laids ces grands yeux, ces joues rondes, ces cheveux épais ondulant autour de son visage en courbes aussi voluptueuses que celles de son corps ? Oui, Charlotte est belle, gracieuse, épanouie, dans son corps et dans sa tête, dans sa vie.
    C’est certainement grâce à Alexandre, son mari. Charlotte ne se lasse pas de raconter à qui veut l’entendre les divers épisodes de la vie trépidante de son mari. Alexandre est un jour sorti de sa bulle, des circonlocutions qu’il s’adressait à lui-même, de ses réflexions profondes, il a daigné jeter un oeil sur elle, abandonnant ses livres, ses papiers, et derrière ses lunettes a observé avec curiosité puis plaisir cette mine réjouie qui dès le premier regard a été séduite par ce professeur de philosophie, déjà maître de conférence à moins de trente ans dans lequel elle voyait se profiler l’ébauche d’un génie. Alexandre, qui n’est pas devenu un génie, lui assure cependant un mode de vie confortable de par son poste éminent à l’université, et par le reste, parce qu’Alexandre ne manque pas de ressources et en change régulièrement. Après avoir été mécanicien amateur sur des vieilles voitures, assidu au karting, spécialiste en sciences occultes et photographe, il s’est adonné à la médecine, qu’il a vaguement exercé en Afrique pendant ses années de fac, tout en étudiant avec un ami chimiste les procédés de géothermie récupérant à moindre coût  le froid sous l ‘écorce terrestre. Il s’amuse dorénavant à réparer les horloges cassées, joue du cor dans une fanfare, pratique l’escrime à haut niveau, et alimente tout cela en surfant sur le net, entretenant quelques sites personnels, parce qu’en plus, il bidouille pas mal sur internet, illustrant chacun de ses centres d’intérêt, tout en continuant bien sûr avec passion et conviction son métier de professeur et de chercheur. Et depuis peu de temps, applaudi dans ce projet par sa charmante femme, il s’est mis en tête d’écrire des essais, hors de son cercle universitaire cette fois-ci, afin d’exprimer au monde ce qu’il pense du monde. Il en est à son troisième essai, et fréquente depuis le milieu de l’édition, où il rencontre des tas de gens passionnants, par exemple cet auteur, qui rôde toujours dans les couloirs de la maison, avec lequel il se grille une cigarette quand il va là-bas, et échange quelques non-banalités philosophiques.
    Charlotte ne s’inquiète pas d’avoir un mari aussi brillant, qui réussit tout ce qu’il entreprend. Elle en est fière. L’avis de son mari est la chose la plus importante pour Charlotte. Dès qu’elle élabore une nouvelle recette, c’est lui qui a le privilège de la tester le premier, et alors elle est suspendue à ses lèvres, attendant un sourire, un petit « hmm !» de contentement, craignant un froncement de sourcils, une grimace, ou un simple haussement d’épaule signifiant qu’il n’y a pas grand-chose à dire, que la recette est tout simplement passable. Lorsqu’elle avait trouvé, enfin, une recette sublime, qui, c’est certain, allait redorer son blason à la triviale aubergine que son mari n’appréciait pas, toujours trop cuite, trop spongieuse, trop grasse, mais que Charlotte adorait, une recette que Florence avait découverte dans un magasine de mode et lui avait refilé, une terrine sur trois couches, poivrons, aubergines et thon, parfumé de coriandre et de citron, de persil et de piment de Cayenne, elle se mit ardemment en cuisine... elle lui avait pris toute la matinée, mais c’était vraiment excellent, raffiné, goûteux, et le soir, elle attendait excitée comme un enfant, le compliment de son juge préféré.. Alexandre s’en était servi une cuillère, avait goûté et lui avait dit distraitement qu’elle n’était vraiment pas douée pour faire cuire les aubergines, alors elle avait quitté la table les larmes aux yeux, remballant son plat, faisant un de ses scandales incohérents qui laissaient son mari perplexe. Mais fort heureusement, la plupart du temps le juge est favorable et ne déclare pas de sentence négative. Parce que Charlotte est douée, extrêmement douée.
    Elle regorge d’idées, en toute occasion, de la petite salade improvisée qu’on prépare sur un coin de table le midi - mâche et fruits secs, avec vinaigre de noisette, ou endives pommes et noix, avec citron - au grand apéritif dînatoire pour un nombre important d’invités, apéritif dit « à la bonne franquette », qu’elle met la semaine entière à préparer, faisant de l’appartement un labyrinthe de tables montées sur tréteaux tout aussi colorées, aussi variées qu’un buffet de mariage, où se mêlent des verrines aux racines et aux herbes, des petits cakes individuels au thym et au romarin, des petites bouchées garnies de coppa et de fromage de brousse, des cuillères présentées en étoiles où alternent deux mélanges mystérieux de couleur différente, l’un jaune, constitué d’un risotto safrané, avec des éclats de moules et de crevettes, dans une version plus chic et plus élaborée de la paëlla, l’autre rouge, et blanc, à base de ricotta et de poivrons, et parsemé de différentes herbes qui intrigueront la plupart des invités, et qui donneront à ceux qui n’ont rien à se dire des prétextes de conversation,
    Pourtant, Charlotte n’est pas une femme très organisée. Souvent, elle ne note rien, ou sur des petits bouts de papier gras qui s’entassent sous les plats dans ses placards bondés. Elle ne tient pas de compte de ses recettes, ni des modifications qu’elle opère dans les quantités, les ingrédients ou les temps de cuisson. Elle a tout dans la tête. Alors, parfois, elle se trompe, c’est certain, mais cela reste rare.
    L’épisode mythique, qu’elle se remémore comme une épreuve du destin, c’est celui du cheese-cake... Il y a des plats comme ça. Le cheese-cake, elle n’a jamais réussi à le réussir... Pourtant, elle sait lire une recette ! Elle la connaît même par coeur depuis le temps qu’elle le rate ! Elle était partie en Bretagne, pays des crêpes et du kouign-amann chez ses parents, histoire de prendre un peu l’air avec sa marmaille. Son mari devait les rejoindre en fin de semaine, et Charlotte avait décidé pour l’occasion de leurs retrouvailles de retenter le cheese-cake, parce que c’est un des desserts préférés de son mari, et aussi pour changer des spécialités locales, dont elle avait déjà fait le tour. C’était une belle matinée d’été, pas trop chaude, et elle avait donc suivi la recette en vérifiant pour chaque ingrédient les quantités prévues, quand l’envie lui avait pris d’aller courir un peu, promesse qu’en partant elle avait faite à contrecoeur à Florence qui se moquait de son petit ventre rebondi, et cela permettrait de perdre des calories avant d’engloutir sans scrupule le dessert le plus calorique de tous les temps. Elle explique à sa mère à quel moment elle doit baisser la température du four pour que le cheese ne se craquelle pas, et elle s’en va, cadenassée dans ses dessous qui évitent que ses seins ne lui fassent perdre l’équilibre en bondissant au rythme de la course.
    Elle court, écoutant distraitement la musique de son i-pod, craignant comme à chaque fois des crampes d’estomac, écoutant surtout avec attention les gargouillis de son ventre. Charlotte n’aime pas trop courir, parce qu’une fois sur deux, elle a des problèmes gastriques... elle se demande alors comment font les autres, pour ne pas ressentir cette gêne des intestins qui de détendent, ce qui lui donne une irrésistible envie d’aller aux toilettes, ou encore ces renvois qui bousculent la respiration, elle imagine même parfois dans son ventre les poches d’air qui se vident, remplacées par le passage des aliments dans les intestins, ces intestins qui se détendent, ou qui créent de nouvelles douleurs, qu’on appelle communément des points de côté, oui, c’est ça, ça se déplace là-dedans on ne sait pas trop comment, propulsé qu’est le ventre du haut vers le bas, toujours, du haut vers le bas à chaque foulée, il faut respirer quand le point de côté arrive, respirer, recracher violemment l’air, se plier, étendre les bras, elle fait tout ça mais parfois ça ne passe pas, elle court de moins en moins vite de façon désordonnée, grimaçant de rage parce qu’elle va encore devoir avorter sa course... se mettre à marcher, perdre son temps, son souffle, son élan, tout ça pour des bêtes poches d’air qui se déplacent trop vite... Elle se dit que c’est sans doute son périnée qui n’est pas assez musclé, après quatre accouchements en six ans, c’est possible, mais tout de même, c’est si atroce de rentrer en serrant les fesses sans pouvoir courir, de se ruer toute ruisselante de sueur dans les toilettes !
    Mais le jour du cheese-cake était un bon jour. Elle courait le ventre léger, le coeur animé d’un courage vaillant, oui, cette fois, elle allait pouvoir courir au moins une heure, jusqu’à l’épuisement naturel du corps ! Sûre de son coup, elle revoyait distraitement tout en courant les listes des choses qu’elle devait faire dans la journée pour que le repas du lendemain soit parfait. Le cheese-cake était dans le four, et elle espérait simplement que sa mère n’oublie pas de baisser la température au bon moment, mais elle pouvait avoir confiance en sa mère pour ça, elle lui avait dit une heure à 200 degrés, et encore une heure à cent degrés, puis une autre à cinquante... Ressassant cela sereinement, elle avait commencé à se dire, alors qu’elle courait depuis vingt minutes, que trois heures de cuisson, cela lui paraissait quand même beaucoup... Et soudain, au milieu des champs qui s’étalaient à perte de vue autour d’elle, elle se met à jurer, ce qui ne lui arrive presque jamais.
    Charlotte s’était encore trompée... Ce n’était pas une heure, qu’il fallait le mettre à deux cent, mais un quart d’heure ! Regardant autour d’elle, elle note l’étendue de son impuissance. Charlotte n’emporte jamais son portable, et elle ne peut aller plus vite qu’en courant... Vingt minutes la séparent de la maison, et du four qui est déjà en train d’accomplir son oeuvre démoniaque, de brunir la jolie surface laiteuse du gâteau... Alors, elle se met à courir le plus vite possible, soufflant comme une furie, se disant que peut-être sa mère verrait, en regardant dans le four, que le cheese-cake est trop doré, puis essayant d’imaginer ce qu’elle pourrait sauver, si le gâteau pouvait encore être mangeable malgré cette trop longue et trop forte cuisson, elle court vite, animée d’un désir de ronger elle aussi ce temps implacable qui détruit son oeuvre... en se dépêchant, elle arriverait avant l’heure fatidique, elle empêcherait les dernières minutes de dégradation... Sur la fin elle aurait presque prié, même, pour que sa mère entende sa supplication, mais il était à parier que sa mère était trop occupée avec ses quatre petits-enfants qu’elle lui avait laissé sur les bras pour s’entendre appeler de là-haut...
    Arrivée devant la maison de sa mère, une odeur de caramel, qui n’était pas celle du cheese-cake telle qu’elle la connaissait lui arrive au nez avec horreur, même si au passage, Charlotte reconnaît que ce n’est pas, au moins, une odeur de brûlé... Sa mère est en train de changer la température du four. Essoufflée, pliée sur son ventre qui n’en peut plus de se gonfler et dégonfler, elle regarde avec tristesse, sans colère ni dépit, le cheese-cake transformé en tourte fromagère, et sa mère qui innocemment lui dit qu’elle a bien suivi ses instructions à la lettre... Alexandre va être déçu se dit-elle, en se dirigeant d’un pas traînant vers la salle de bains, enlevant un à un ses habits trempés de sueur, et ne pouvant s’empêcher de se dire que sa mère aurait pu faire attention.

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20 septembre 2008

Madame va voir Ry

    Au milieu des plaines normandes, entre le pays de Bray et la Vallée de l’Andelle, non loin des forêts qui entourent Lyons, dans cette Normandie profonde où tout est resté comme au temps jadis, au temps des paysanneries, des petites bourgeoisies de province, bref où tout est resté comme Flaubert le décrit, dans le paysage, surtout, quand on se retrouve sur les petites routes, avec comme seules bâtisses au loin de grosses fermes archaïques, quand il parle des plaines ronflantes, c’est exactement cela, la nature ronfle et respire, tout ce vert moquette qui déborde sur les petites routes où l’on s’attend à croiser un bock, bref dans cette nature riche et fraîche, quand on quitte les sentiers touristiques, ce tourisme de week-end taillé pour les parisiens qui viennent dans leurs résidences secondaires, et sont à l’affût du moindre bout de truc authentique se trouve le petit village de Ry, petite bourgade assez mignonne et peu connue, sauf des spécialistes, ou des chercheurs de choses à faire le week-end, dont la seule prétention est d’avoir servi à Flaubert pour y installer la famille Bovary, d’après ce que clament avec fierté les devantures des magasins, des cafés...
    C’est dans cette petite ville que débarque après l’école, les yeux pleins d’admiration, une jeune femme, dans son gros pajero, flanquée de ses deux gosses. Elle n’a pas lu le roman de Flaubert, ou alors elle l’a lu il y a longtemps mais elle a vu le film de Chabrol. Elle se gare, sort la poussette canne de sa petite dernière, et aide son aînée à défaire sa ceinture. L’aînée, docile, tient la poussette de sa petite soeur pendant que sa mère, le nez en l’air, découvre avec ravissement les jolies halles couvertes qui abritent quelques boutiques, un coiffeur, un fleuriste, un marchand de chaussures ringardes. Elle court à la pharmacie, mais plus rien n’est conservé, pas même l’emplacement de la boutique de monsieur Homais. Toute excitée, elle essaie de graver dans sa mémoire la maison qui aurait servi de résidence à Madame Bovary, un instant elle s’imagine la voir sortir de sous un porche, avec sa longue robe enjuponnée et sa tête d’Isabelle Huppert. Avide d’en savoir plus, elle pousse fébrilement la porte du petit syndicat d’initiative, vide, où deux femmes tournent la tête en souriant à son entrée brouillante, tenir la porte, faire rentrer sa grande fille qui lui bloque nonchalamment le passage, et essayer d’insérer la poussette dans l’ouverture où on a eu la bonne idée d’installer une marche, pendant qu’on la dévisage avec bienveillance, oui, explique-t-elle toute timide pour attirer l’attention des deux jeunes filles interdites qui se contentent d’observer en souriant, je me suis installée dans la région il n’y a pas longtemps et j’ai découvert que ce village avait servi pour le roman de Flaubert, alors je suis venue faire un tour, ça y est la poussette est passée, elle prend toutes les brochures qu’on lui tend comme si c’étaient des reliques, promenade sur l’Hirondelle transformée en péniche, musée d’automates, fermé en pleine semaine, surtout en cette saison... qu’ajouter de plus ? elle repart, un peu déçue, qu’avait-elle imaginé ? bien sûr, ce n’est pas Paris, ici, et puis les gens ne s’intéressent pas aux grands romans... Mais elle reviendra, dit-elle en tentant cette fois de sortir la poussette, elle reviendra au festival qui aura lieu bientôt, elle se fera un plaisir d’admirer le village illuminé par la fête, comme le jour des comices agricoles...
    Elle va fureter cependant, ne pouvant s’empêcher de sourire aux noms des magasins, une droguerie qui s’appelle Au bonheur d’Emma, une pharmacie qui s’appelle la maison Homais, étonnée de voir toutes ces vitrines, plus nombreuses que dans son petit village, pourtant un des plus beaux villages de la région, où il ne reste que des restaurants et des antiquaires, mais Ry est déjà trop loin de la maison pour y faire son quartier général. Elle demande à la petite maison de la presse s’ils ont le célèbre roman, qu’ils n’ont pas même en stock, dirige ses deux filles qui commencent à s’exciter jusqu’à l’église fermée puis, après s’être arrêtée faire quelques courses au petit épicier qui vend même du thé en vrac et à la boucherie qui a l’air un peu plus reluisante que celle de son petit village, histoire de faire durer un peu l’excursion, elle se dit qu’elle a fait le tour, et finit par traîner sa fille aînée et sa petite qui rit comme une folle aux idioties de sa soeur vers le parking où l’attend sa grosse voiture. Tout en attachant les deux enfants, elle songe avec tristesse qu’elle aurait aimé habiter ce charmant village, plutôt que l’autre où elle se traîne depuis quelques mois, que peut-être dans ce village elle se serait moins languie de Paris, que peut-être elle aurait rencontré des gens chaleureux et amicaux. Les paysages verts défilent devant ses yeux vagues. Elle pense distraitement qu’elle va être en retard dans son planning du soir, donner les bains, faire à manger, lire une histoire et ainsi de suite... mais après tout, c’est le week-end, demain, elle n’aura pas à se lever pour emmener sa fille à l’école. Elle se demande à quelle heure va rentrer son mari... tard, sans doute, comme tous les vendredis...
    Le soleil timidement sort des nuages, le printemps arrive enfin, songe-t-elle en entrouvrant sa vitre, tout en jetant un oeil pour voir si les petites n’ont pas trop d’air, elle respire l’air frais qui passe, tout de même, cet air, et ce soleil qui vient parfois vous éclater au visage, ça vaut le coup, puis elle remonte la vitre, non, décidément, il ne fait pas encore assez chaud. Elle referme le bouton de son gilet, met le clignotant... la voici arrivée chez elle. Elle aura au moins tué deux heures...

8 septembre 2008

La maison monde

    Si Cassandre recevait de temps en temps des amis, ils pourraient contempler, du canapé, la magnifique vue qu’offre l’appartement sur les toits de Paris, et au premier plan le jardin des Halles, protégé de l’ombre bienveillante de la grandiose et rosacée église Saint-Eustache et plus loin du dôme de la Bourse du Commerce. Petit mais confortable pour elle seule, l’appartement de Cassandre se compose de trois belles pièces, la chambre de Cassandre, le salon de Cassandre, et enfin son bureau, en mezzanine. Le parquet ancien, quoique abîmé par endroit, et les poutres apparentes confèrent à l’ensemble un aspect chaleureux.
    En fait de meubles, ce petit appartement sous les combles, qui pourrait être coquet, n’en contient presque pas. Sur la mezzanine, un bureau Napoléon III, massif comme un bureau de médecin ou d’avocat en impose au petit lit engoncé sous la pente du toit, plus un grabat qu’un vrai lit d’ailleurs. Au dessus du bureau s’étale une vieille étagère sur laquelle sont rangés par ordre alphabétique une dizaine de bandes-dessinées, vestiges d’un temps passé où les petits personnages gribouillés grossièrement amusaient encore Cassandre, et une centaine de livres de poche. Sur le bureau lui-même sont empilés trois dictionnaires et un vieux Grévisse dont la tranche des pages est aussi douce tant elle est usée qu’un boa duveteux et fragile.
    Dans le salon se font face un gros canapé en tissu marron, coincé sous l’escalier, et un fauteuil-club qui aurait besoin d’une réfection, et contre le mur on a posé encore deux hautes étagères, garnies de livres, rangés eux aussi mais par ordre de leur arrivée dans les rayonnages. Sur les murs libres, Cassandre a accroché quatre cadres dont trois reproductions de Monet de différentes couleurs de la Cathédrale de Rouen, d’où elle vient, et qui lui rappellent sa jeunesse rouennaise, quand elle s’imaginait encore marcher sur les pas de Flaubert et se promettait une carrière d’écrivain, pas forcément aussi glorieuse que son auteur fétiche mais qui lui aurait permis de le regarder avec connivence, comme on le ferait vis-à-vis d’un collègue. Le portrait de Flaubert, il est là, bien sûr, c’est le quatrième et dernier cadre, face au canapé, visible de son bureau, là-haut, visible en fait de presque tout l’appartement sauf de la cuisine qui a la taille d’un petit couloir et où Cassandre n’a pu installer qu’une table minuscule coincée entre l’évier et le réfrigérateur. Dans sa chambre, dont la porte se trouve face au portrait, Cassandre s’est contentée de mettre un matelas au sol, qu’elle soulève tous les jours pour qu’il ne moisisse pas et ne ternisse pas le parquet, une petite table de chevet près du lit, qu’elle tient de sa mère, sur laquelle est bêtement posée une lampe et un livre qui change régulièrement, et une grosse armoire normande, héritage, toujours, de sa famille maternelle et qui était déjà dans l’appartement lorsque, sa grand-mère morte, Cassandre a pu prendre possession des lieux, armoire dont les rieuses sculptures dans la tradition des armoires de mariage jurent presque avec l’austérité du reste de l’ameublement. La salle de bain, guère plus grande que la cuisine, se situe face à celle-ci, les deux pièces jouant le rôle de gardiens qui protègent l’entrée. Et dans ce dernier espace, assombri par ces deux pièces rajoutées au fil des décennies, se cache la lourde porte d’entrée, ou plutôt de sortie dans l’esprit de Cassandre, blindée, massive, peinte en noir, dont la clé terne luit encore faiblement et se tient immobile, enchaînée à sa serrure cuivrée.
    Dans cet appartement où chaque objet a sa place, où pas un grain de poussière ne vient déranger l’ordre méticuleux des choses, et des tâches faites quotidiennement, inlassablement, Cassandre écrit. Enfin elle essaie. Dans la mesure du possible... Parce qu’elle en a besoin, et aussi parce n’aimant ni la compagnie des hommes, ni celle des enfants, et encore moins celle des animaux, elle ne voit pas vraiment ce qu’elle pourrait faire d’autre. Elle n’est pas encore éditée, il y a trop de concurrence, et elle ne se sent pas encore prête à franchir le pas, mais le jour où elle sera prête, elle sait déjà qui elle ira voir avec son manuscrit sous le bras ! car pour subvenir à ses faibles besoins, l’appartement ne lui coûtant rien, Cassandre est correctrice dans une maison d’édition, métier ingrat au possible mais qui lui permet en plus de la préparer à son projet littéraire de rester cloîtrée chez elle en n’ayant comme seul lien avec l’extérieur que quelques entrevues avec sa directrice, visites de courtoisie, somme toute, puisqu’elle reçoit la plupart du temps les manuscrits à corriger par la poste et qu’elle les renvoie de la même manière, visites qui permettent à sa mondaine correspondante de lui faire son numéro de charme, dans le seul but, elle n’est pas dupe, de la maintenir corvéable, ce qu’elle est, car Cassandre, qui n’aime personne, voue une admiration sans borne à cette femme brillante, élégante, qui sait la flatter sans hypocrisie, ayant cet instinct naturel à voir en chaque être son bon côté, sans qu’aucun préjugé ne vienne intercepter la vision optimiste qu’elle en a.
    Son autre lien avec l’extérieur, c’est son enfant. Oui. Autrefois Cassandre a eu un enfant. Et même un mari. Elle ne sait plus, en fait, si c’est lui, si c’est eux qui sont partis ou si c’est elle. A vrai dire ça n’a pas grande importance. L’enfant vient de temps en temps passer les vacances avec elle, elle l’installe là-haut, sur le petit lit qui lui est destiné, sous lequel elle entasse dans un grand tiroir toutes ses affaires, et il brouille pour un temps sa vie paisible de propos incohérents et disgracieux avant de partir en colonie, où elle l’envoie à chaque fois parce qu’elle ne veut pas qu’il s’ennuie avec elle, qu’il s’accroche à elle comme à une bouée trouée dont il sait pertinemment qu’elle ne l’empêchera pas de couler, il la contemple un moment avec nonchalance, sans peine et sans joie, lorsqu’elle l’emmène avec sa grosse valise, avant de rejoindre le groupe d’enfants qui remplace une bonne partie des vacances sa mère ou doit-il penser le pâle reflet de ce que pourrait être une mère, sa mère qui, molle et sans tristesse lui fait par la fenêtre du car dans lequel il s’est installé comme chez lui un petit signe de la main avant de repartir, sans attendre le départ du car, et c’est donc lui, l’enfant, qui la regarde s’éloigner, dos courbé, mains dans les poches, affublée d’un imperméable informe, jusqu’à son appartement où elle va ranger, méticuleusement, les quelques désordres qu’elle aura consenti à laisser derrière elle avant de déposer l’enfant.
    Quand son enfant n’est pas là, c’est-à-dire à peu près trois cent jours par an, les journées se suivent et se ressemblent. D’abord, il faut nettoyer l’appartement, remettre en place les objets, enlever la poussière qui les a souillés durant la nuit, sortir de la machine le linge sec et un peu froissé, le plier, le ranger, le repasser si besoin, nettoyer l’espace où elle a pris son petit déjeuner au réveil, un coup de savon noir sur le sol, sur la table, dans l’évier, ranger le bol, la cuillère, mettre les miettes dans la poubelle, passer un coup d’aspirateur, d’éponge, de serpillière, veiller à ce que les vitres ne soient pas trop ternes. Tout cela avec une espèce de soulagement, parce que cette fois-ci l’enfant n’est pas là, et n’a pu mettre ses doigts sur aucune surface sans qu’elle s’en aperçoive, lorsqu’elle travaillait et qu’il errait dans l’appartement à la recherche d’un nouveau jouet qu’il savait qu’il ne trouverait pas, un jouet, il en aurait un en revenant de colonie, et elle lui conseillerait encore une fois de l’emmener chez son père pour qu’il puisse en profiter un peu plus. Oui, cette fois elle est seule, elle nettoie son petit désordre de fourmi tranquillement, retrouvant les traces qu’elle a laissés, peut-être un peu volontairement, en fin de la journée précédente et qu’elle s’ « amuse » à retrouver, comme un jeu de piste, dans tout l’appartement, sur les meubles, les objets, le téléphone, Cassandre faisant partie de ces femmes pour qui le ménage, rituel continu et quotidien est un palliatif  indispensable qui les détourne d’une introspection qui les plongerait dans l’amas confus et broussailleux de leur esprit torturé, où toute remise en question conduirait à la dépression, au délire, à l’hystérie.
    Le ménage fait, elle va faire sa toilette. Ce jour-là est un bon jour pour Cassandre, voilà pourquoi elle chantonne même un petit air sous la douche, un savon d’Alep à la main. Elle a bien avancé dans son travail de correctrice les jours précédents, et se prépare à une belle journée qu’elle destine à son art. Toute la nuit, elle a repensé aux intrigues qu’elle allait faire vivre à ses personnages. Il va y avoir du frisson, cette fois. Le héros, Galthor, doit retrouver dans les Marais Maudits sa femme qui est morte noyée et revit, telle un spectre, à la recherche de son fils qu’elle portait dans son ventre avant d’être engloutie dans la vase. Elle a prévu de belles pages aussi glaçantes et romantiques que chez Barbey d’Aurevilly, encore un auteur normand, même si son influence principale en matière d’heroîc fantasy reste les romans de Tolkien, qu’elle a tous lus et relus. Galthor, donc, son personnage principal, aussi sombre qu’Aragorn et plus beau que Thorgal, qui vit tel un chevalier errant depuis la mort de sa femme il y a des années, doit tenter de la faire parler d’une éventuelle fin du monde qui doit tuer l’humanité tout entière. Mais celle-ci ne sait plus communiquer avec les vivants, et elle se lamente, les yeux perdus dans le vague, la peau blanche comme l’albâtre et froide comme le marbre, de la perte de son bébé.
    Le fils de Cassandre est lui même présent dans cette fresque interminable dont elle est sur le point d’écrire la quatre cent cinquante-neuvième page, sous les traits d’un jeune mage orphelin un peu niais et mélancolique, qui a hérité sans le savoir des pouvoirs de divination de sa mère, morte pour le sauver des griffes du peuple de elfes noirs... Tous ces héros, hauts en couleur, stéréotypés au possible, mais quelle importance ? sont à la recherche d’une porte, ouvrant sur le monde secret des magies dans lequel ils doivent entraîner les quatre démons meneurs du fléau. Oui, c’est compliqué comme histoire, elle s’y perd un peu elle-même parfois, mais enfin, dans Le seigneur des Anneaux on s’y perd aussi, elle n’a jamais compris par exemple pourquoi Boromir était mort...
    La voilà là-haut, toute fraîche, laissant derrière elle un doux parfum de javel citronnée, dans son « antre », sa caverne, où des restes de lumière venant d’en bas caressent mollement les contours du bureau et finissent de s’estomper dans celle plus crue de l’écran d’ordinateur qui auréole soudain le visage de Cassandre d’un nimbe aussi céleste qu’une apparition divine. Avant de se mettre à écrire, elle entame son petit rituel, la consultation de ses mails, pour se débarrasser de cette dernière corvée avant de plonger dans son monde fantastique. Et son visage béat se crispe soudain, l’apparition devenant un spectre.
    D’habitude, les seuls mails qu’elle reçoit sont ceux de différents magasins dans lesquels elle fait ses courses en ligne, parfois de son enfant, que son père laisse bourrés de fautes d’orthographe pour la faire enrager, et ceux, comme cette fois-ci, de sa  directrice de rédaction qui s’informe de son travail, ou lui fournit des indications techniques sur d’éventuels changements de mise en page. Généralement, ces derniers sont accueillis avec plaisir. Mais cette fois-ci, la si charmante femme, aux cheveux dorés, qu’elle compare dans ses rêveries à la déesse aux cheveux resplendissants qu’elle voyait dans Papyrus, une bande-dessinée qu’elle lisait lorsqu’elle était enfant et qu’elle s’enfermait, déjà, des heures entières, des journées entières dans sa chambre pour lire, personnage dont elle s’inspire d’ailleurs dans son roman pour celui de Naya, une farouche guerrière elfique, qui tente de dérober aux deux mages acolytes de Galthor une bague magique, qui n’est autre que la clé de la porte qui doit tous les sauver, cette fois-ci, sa patronne, dans un style cependant toujours aussi raffiné et caressant lui fait la demande instante de passer aux bureaux de la « Maison » pour lui ramener le dernier manuscrit qu’elle devait normalement rendre dans deux jours, demande à laquelle on n’oppose pas de refus, parce que Cassandre ne sait pas refuser, et certainement pas à sa patronne dont les comportements pleins d’affectation ne sauraient faire oublier quelle femme autoritaire elle est quand il s’agit du travail. La belle déesse blonde prend tout à coup derrière les yeux de Cassandre l’aspect d’une vieille mégère, grande tige sèche et méprisante dont les yeux un peu en amande lancent des éclairs qui lui transpercent le coeur.
    Cassandre est doublement contrariée, d’abord parce qu’elle n’avait pas prévu d’y travailler beaucoup ce jour-ci et ensuite parce que, aussi courageuse soit-elle dans ses récits imaginaires, sortir la rend malade. Maladivement malade.
    Nonchalamment, elle répond au mail funeste et promet une visite « avant la fin de la journée ». Puis, courbée comme une bête de somme, elle se lève péniblement et va chercher, dans un tiroir de son bureau, le manuscrit en question, dont elle sait déjà qu’il lui prendra toute la journée, et qu’en plus, pour le finir, elle devra se presser, travailler dans l’urgence, ce dont elle a horreur. Au moins cela l’empêchera-t-elle de penser au moment fatidique : celui où elle devra franchir le seuil de sa porte d’entrée.
    Les heures passent, à raturer, mettre des flèches, charger les marges de notes agacées, fouiner dans le Grévisse et les dictionnaires, traquer les cacologies, les pléonasmes, les redondances, les fautes d’orthographe et de grammaire, qui rendent le texte hirsute, et c’est presque étonnant que cette femme, tellement maniaque dans les choses du quotidien, puisse éprouver un si extrême plaisir à écorcher de son stylo rouge ces bandes noires si parfaites, si impeccables sur leur feuille blanche. Un désordre apparent, puisqu’elle débarrasse le texte de ses salissures internes, insupportables pour l’esprit bien qu’invisibles à l’oeil inculte du néophyte.
    Parfois, au plus fort de son labeur, Cassandre tressaille. Les pages filent entre ses doigts, devant ses yeux perçants, les minutes, les heures passent et la rapprochent de cet instant déchirant où elle va devoir sortir. Alors, elle replonge de plus belle, comme en apnée, respirant où elle le peut dans les fautes traquées qu’elle déchiquette avec amertume.
    Petite pause éclair à midi pile. Elle fonce à la cuisine, improvise un sandwich bourré de crudités, qu’elle mange au-dessus de l’évier, pour ne pas mettre de miettes par terre, passe tout de même un coup d’éponge sur la table et la surface de préparation et après s’être lavée les mains, elle sort de la cuisine, s’empêchant de regarder, à sa gauche, la porte lugubre et sa clé enfoncée comme un pieu dans le coeur d’un vampire. Puis remonte, des nuages plein la tête, pensant au sublime visage entouré d’une cascade de cheveux dorés, telle une vestale, qui, dans quelques heures, esquissera devant Cassandre le plus distingué des sourires en s’emparant du butin promis. Vision à laquelle elle s’accroche, depuis le matin, et elle a au moins besoin de cette fantasmagorie pour affronter l’idée de plus en plus répugnante de sa sortie prochaine.
    Quand elle lève enfin le nez, son travail terminé, il est cinq heures. Son ventre se serre. Il est presque temps. Les cheveux resplendissants doivent commencer à s’impatienter... Avec résignation, Cassandre descend lentement les escaliers, son manuscrit corrigé sous le bras, qu’elle a glissé dans une grande enveloppe à soufflets. Le coeur battant, elle jette un oeil à la porte, là-bas, qui se perd dans le coin le plus sombre de son appartement. Tout doucement, elle appuie sur l’interrupteur qui commande le plafonnier de l’entrée, comme une enfant qui a peur du noir et qui doute encore de ce qu’elle va découvrir en mettant ainsi à la lumière les contours vagues qui l’inquiétaient dans la pénombre. La porte devient encore plus menaçante, baignée maintenant d’une lumière jaune, poussiéreuse, punitive. Cassandre met ses chaussures, impeccablement cirées, ses bras pèsent deux tonnes. A la hâte, les mains tremblantes, elle enfile son vieil imper gris-beige et, bien qu’elle ait déjà mis ses chaussures, elle repart dans la salle de bains mais il faut bien, avant de partir, qu’elle examine de quoi elle a l’air... Le reflet que lui renvoie le miroir est encore pire que ce qu’elle imaginait. Son visage, maigre, sans couleur, reste bloqué dans un rictus grimaçant, ses yeux, de folle ! ne peut-elle s’empêcher de penser, grands ouverts dans un vide nébuleux la regardent avec incompréhension. Ne sachant que faire devant ce reflet trop ingrat, elle remet en place une mèche qui avait trop glissé sur son front, se convainquant qu’elle est plus présentable maintenant... et préférant ne plus trop regarder sa tête, elle se décide à emporter avec elle son i-pod, qu’elle s’enfonce dans les oreilles après avoir choisi une pièce pour piano de Clara Schumann, seule musique qu’elle pense qu’elle supportera dans le brouhaha de la rue.
    Elle ouvre en tremblant la porte. Puis la referme avec horreur, en reculant de quelques pas, machinalement, s’affalant comme un poids mort sur la chaise de la cuisine. Les minutes passent, interminables. Cassandre relève parfois la tête vers la pendule, puis la rebaisse et replonge dans son mutisme, telle une poupée désarticulée qu’un maître capricieux commande. Seules ses mains restent raides, accrochées à l’enveloppe froissée, humide sous ses doigts. Puis, avec nonchalance, elle sort lentement, comme au ralenti, de sa torpeur. D’un pas lent, le regard perdu, Cassandre traverse l’appartement, regarde distraitement par la fenêtre du salon. On dirait qu’il fait beau, les gens se baladent bras nus. Elle peut se contenter de sa vieille veste. Mais non, il est déjà trop tard. Elle devrait déjà être là-bas...
    Retenant son souffle, se dépêchant soudain, comme une suicidée qui se jette dans le vide après de longues heures à regarder la rue en bas, elle court à travers l’appartement, jusqu’à l’entrée, et rouvre cette porte qui continue à lui faire peur, ses mains tremblent, ses jambes aussi mais elle passe le seuil, balançant dans ses oreilles la musique pour éloigner toute malédiction, serrant dans ses doigts l’i-pod minuscule comme si c’était une amulette, et enfin referme la porte, brutalement, derrière elle.
    Dans l’appartement vide, sous le coup de cette porte claquée, quelques poussières voleront de dessus le plafonnier que Cassandre aura oublié, dans l’entrain de son soudain courage, d’éteindre, et resteront, un temps, à osciller dans l’air encore remué, un coup à droite, un coup à gauche, scintillant dans la lumière jaune avant de tomber sur le plancher blanchi par trop d’eau de javel tels des flocons de neige gris. Les rideaux du salon onduleront légèrement, caressant de leurs rouleaux le vieux tapis râpé et le cadre de l’écrivain, chauve et joufflu, dont les larges moustaches en touffes de pinceaux font apparaître ses yeux petits comme des billes vitreuses, se mettra à pencher d’un demi degré sur la droite, vers la chambre vide où l’armoire entrebâillée, elle, ne tremblera pas.
    A son retour, Cassandre ira sans doute directement se nettoyer des pieds à la tête, et peut-être ne verra-t-elle pas, au moment où elle enlèvera fébrilement ses chaussures, toutes ces infimes modulations qui auront, durant sa courte absence, déséquilibré le cadre fragile de son existence.


   
30 décembre 2007

Chasse et course

    Maintenant que Florence passe pratiquement tous ses week-end dans sa maison de campagne, elle a pris l’habitude d’aller courir tous les dimanche matins. Elle laisse ses deux filles à son mari, et s’autorise cette petite heure et demie de tranquillité, qu’elle prépare avec soin. D’abord, elle enfile des dessous de coton blancs, qu’elle mettra à la machine dès son retour, puis un tee-shirt et s’il fait froid, elle ajoute par dessus un gilet matelassé rose, du même rose que sa casquette dans laquelle elle fait glisser ses cheveux attachés dans une queue de cheval comme quand elle était petite. Pour le bas, elle enfile un caleçon moulant, juste parce que c’est aérodynamique, des chaussettes anti-transpirantes et enfin deux énormes baskets, des Nike-Air car, a dit le vendeur, ce sont les meilleures chaussures pour courir, même si elles sont vulgairement grosses et blanches, et qu’avec ça aux pieds elle ressemble à un flamand rose dont les pattes auraient été prises dans deux blocs de polystyrène, mais après tout, ça n’est pas grave, l’essentiel est qu’elle soit à l’aise dans ses pompes, se dit-elle en gloussant alors qu’elle se regarde une dernière fois dans le miroir, remettant en place sa casquette, ni trop en arrière, ni trop sur le front, et enfonçant dans ses oreilles les écouteurs de son i-pod qu’elle a glissé dans la poche de son gilet, avant de quitter la maison non sans avoir laissé à son mari et à ses filles des tonnes de recommandations sur la manière de s’occuper pendant son absence.
    Ce matin, remarque Florence après avoir fermé la porte de sa maison derrière elle, est un beau matin pour aller courir. C’est l’automne, l’air est piquant mais pas trop frais, et le soleil de Normandie, ni trop lumineux, ni trop fade, réveille les couleurs des feuillages qui se déclinent en différentes teintes d’orangers et de bruns. Une légère brume estompe l’horizon. Le jardin de la maison est encore chargé de l’humidité de la nuit, et l’herbe est pailletée de petites perles brillantes. Après avoir admiré un temps cette nature encore engourdie, elle respire un grand coup et ça lui chatouille le nez, puis la voilà partie. Dès qu’elle a franchi la grille, elle se met à courir, et c’est toujours ridicule, pense-t-elle, de se mettre à courir comme ça, sans raison, de quitter le pas familier pour aller au trot. Ses chaussures rebondissent sur le bitume de la petite route qui passe devant sa maison et la conduit vers la forêt, dans laquelle elle a hâte de s’enfoncer.
    Après quelques mètres à peine, elle met en marche la musique qu’elle a emportée avec elle, parce que Florence ne fait jamais rien sans musique... et qu’en courant, rien ne vaut un bon rythme de batterie pour régulariser la course. Florence est folle de la musique des années quatre-vingt. Elle n’écouterait que ça, la nuit, le jour, en voiture, en mangeant, en passant l’aspirateur... Elle a gardé cette âme d’enfant qui a encore devant elle toute une vie à découvrir, faite de petits plaisirs, de délires entre amis, de nuits en boîte de nuit, où on oublie qui on est, d’où l’on vient et ce qu’on fait de sa vie. Elle continue à garder précieusement dans sa mémoire la vision psychédélique de ces chanteuses permanentées et maquillées comme des voitures volées,  dont les joues fardées à outrance, les yeux de biche aux paupières bleues ou violacées, les lèvres brillantes, et les tenues pailletées n’ont pas encore pour elle perdu de leur attrait, même si elle est plutôt le genre de fille classique, toujours habillée en jeans, rarement en jupe, avec des tennis, des tee-shirt, et des cols en V,
    Elle se souvient, lorsqu’elle était jeune, des posters qu’elle accrochait alors sur tous les murs de sa chambre, Elles étaient toutes là, à la regarder, Kim Wilde, divine et vaporeuse, Jeanne Mass, cruelle et démoniaque, Mylène Farmer, tristement baroque... Elle se souvient aussi des clips, où les femmes fuient toujours des hommes pressants, cachés dans de grands manteaux ou derrière des masques blafards, faisant voler dans leur course leur tignasse de lionne, faisant claquer sur le sol leur talons aiguille qui brisent des vitres, elles courent, ces belles amazones habillées comme des guerrières modernes, menaçantes avec leur peinture de guerre, à la fois innocentes, pleurantes, fébriles, et cruelles voire sanguinaires... disant non quand elles voulaient dire oui, frappant les hommes avec des cravaches et s’enfuyant, encore, toujours, le regard vide et l’âme éplorée, au bord de la mer ou dans des quartiers déserts, la nuit, pourquoi, pour qui devait-on vivre, réclamaient-elles dans cette époque vampire où les femmes libérées écorchaient avec autant de désespoir que de rage le rêve féminin et naïf d’un prince innocent au coeur pur...
    Elle s’était bien réveillée de tout ça, pourtant... Elle traînait sa vie comme on traîne une vieille couverture, de plus en plus lourde au fil des années, et de plus en plus souvent des pensées morbides la prenaient au milieu de la nuit, la laissant tremblante,  suante et en même temps frigorifiée, impuissante dans ses draps mouillés et elle se disait mais qu’est-ce que c’est long, cette vie, ça vaudrait bien le coup de mourir d’un cancer comme Marsia Baila !,Mais peu importe, si rien n’a de sens et si rien ne va... restent les airs populaires dont les paroles simples et passionnées font comme une pensée harmonieuse dans sa tête pleine d’amertume.
    Voilà pourquoi elle court, elle court, tous les dimanche matins, même quand elle a fait la fête la veille, et aussi le samedi maintenant quand elle a le temps, pour échapper à ses fantômes de la nuit, à ces visions aussi prenantes que le bruit d’un cargo sifflant qui l’empêcherait de dormir... Elle écoute cette musique, et cela éveille en elle un peu de la folie de la veille, le rythme fou du tambour accompagné du synthé l’entraîne loin de sa vie, loin de sa tête, au plus près de son corps qui se ramollit et ne devient plus qu’une machine à vapeur, avec une respiration régulière et pulsée comme sa musique qui endort son cerveau accaparé par l’effort à fournir.
    Elle arrive maintenant, alors qu’elle écoute sa première chanson, Life is life, la meilleure chanson, selon elle, du groupe Opus, au milieu des arbres dressés vers le ciel, comme un chapiteau d’ombre, mais une ombre apaisante, fière et grave sous laquelle elle se fait la plus discrète possible. Elle aime, elle adore plus que tout être ainsi, chétive dans l’immensité de ces êtres vivants et bienveillants qui la regardent passer avec nonchalance, dans un calme qu’elle trouve chargé d’une tristesse docile. La vie est merdique, c’est vrai, on a beau dire, rien ne va plus dans ce bas monde, se plaît-elle à penser tout en se disant que c’est un cliché qui reste plein de sens...
    Cet enregistrement, elle l’a décidé avec beaucoup d’attention, peaufinant avec le temps l’ordre dans lequel devaient se succéder ces musiques qui l’entraînent, toujours, au septième ciel. Après life is life, elle enchaîne avec self-control, et dans sa tête défilent les images du clip où la jeune chanteuse, Laura Dranigan, bien sûr, se réveille dans une chambre en désordre, affalée de tout son long sur un lit aux draps d’un blanc virginal, auprès d’une poupée immobile qui la regarde de son oeil grand ouvert. Florence a toujours eu peur des poupées. Toute petite, on lui avait offert un baigneur dans un berceau, mais l’idée de cet être en plastique qui restait obstinément les yeux ouverts dans le noir lui faisait atrocement peur. Combien de fois s’était-elle levée pour mettre le bébé à plat ventre, et ne plus voir, ne plus imaginer en tout cas ce regard froid fixé sur un point précis dans l’obscurité ? Maintenant, avec ses deux filles, il lui arrive d’imaginer encore, lorsqu’elle les embrasse une dernière fois avant d’aller se coucher, qu’elles ont gardé dans leur sommeil les yeux ouverts qui la regardent sans la voir... Brrrr...
    Chassant ces pensées noires qui lui embrouillent le cerveau et bouleversent le début de sa course, Florence se concentre de nouveau sur la musique, et sur sa respiration qui commence à trouver son rythme. Après « Self control », le disque MP3 de Florence enchaîne sur Cambodia, de Kim Wilde, avec un synthé écoeurant et un rythme binaire à quatre temps d’une fausse batterie, mais elle s’en fout elle s’éclate quand même et elle revoit Kim Wilde danser au milieu des serpents, pendant qu’elle-même franchit le dernier virage avant l’orée de la forêt et emprunte le chemin de terre qui traverse les champs, jusqu’au village.
    Mais alors qu’à ses oreilles lui parviennent les premières notes de Im Nin’alu, de Ofra Haza, lui mettant dans la tête l’ image exaltante d’un visage de femme orientale aux yeux noirs encore assombris par un mascara plus qu’épais,sur un fond de sable ventilé qui s’étend à perte de vue autour d’une cité écrasée par un soleil aride, elle aperçoit à deux cent mètres devant elle une voiture, garée sur le chemin, et un groupe d’hommes habillés en vert-bouteille postés là, à la lisière du champ, tout le long du chemin qu’elle emprunte justement tous les dimanche depuis qu’elle habite ici. Elle ralentit l’allure, ne sachant que faire maintenant, pestant contre ces chasseurs du dimanche qui tournent maintenant la tête dans sa direction. Faut-il qu’elle rebrousse chemin, et retourne dans la forêt, rompant ainsi le charme de son parcours minutieusement élaboré, ou doit-elle continuer, la peur au ventre, et passer devant ces grappes d’hommes mal rasés, tout en les ignorant ? Mais d’ailleurs a-t-elle le droit de passer aussi près de ce qui est devenu, à son grand désarroi, un terrain de chasse ? Car si elle sait par exemple avec perfection ce qu’il faut choisir comme cadeau pour n’importe qui, et ce qu’il faut porter quand on va à l’opéra, elle ignore totalement ce qu’on est supposé faire quand  on croise lors de son footing une horde de chasseurs armés jusqu’aux dents...
    Le footing choisit avant elle... sa course ne s’arrêtera pas devant un obstacle aussi grossier... après tout, ce chemin de terre est autant à elle qu’à ces stupides chasseurs qui, ne peut-elle s’empêcher de remarquer, ont l’air, à cinquante mètres maintenant d’elle, de badauds attendant à la buvette d’une fête foraine le début d’un feu d’artifice. Ils ne sont plus maintenant qu’à vingt mètres, et son petit coeur affolé par la course s’affole de plus belle. Elle s’arrête, leur en voulant déjà d’avoir du s’arrêter, et retire de ses oreilles les écouteurs qui pendent maintenant sur son cou gracile. Tous les hommes de ce premier groupe regardent avec curiosité cette jeune femme en caleçon noir et casquette rose s’arrêter devant eux. Elle relève légèrement sa casquette et prononce, souriant à peine, d’une voix timide et essoufflée :
    « Bonjour, messieurs, je ne risque rien si je continue sur ce chemin ? »
Les hommes ont l’air très amusé de cette question apparemment saugrenue. Ils se regardent de biais en souriant, pendant que l’un d’eux, une cigarette au bec, répond en gloussant :
    « Bah non, vous risquez rien, mademoiselle, mais va falloir que vous couriez vite ! »
Sur cette spirituelle réponse, un rire sourd et grave, à peine un murmure, soulève les physionomies qui se cachent eux aussi sous de sombres casquettes. A bien y regarder, ils ressembleraient plus à des brigands qui se dérobent aux yeux des autres qu’à des chasseurs, et ce n’est pas fait pour rassurer Florence qui se sent de plus en plus mal à l’aise... Au loin, elle entend un rabatteur, caché dans le champ de maïs qui longe le chemin, qui lance de grands cris, sans doute sur une petite bête qui a pensé être en sécurité sous les hautes feuilles des grands épis, et les têtes des chasseurs se retrouvent à nouveau fixés sur le champ qui remonte à perte de vue jusqu’à la prochaine route.
    « Bon, alors, bonne chasse ! » ajoute Florence avec raideur, en reprenant non sans appréhension sa petite course sur le chemin, se sentant ridicule devant ces hommes dont les bottes crottées et les pantalons presque militaires ne lui inspirent que du mépris, elle qui a adhéré durant plusieurs années à la fondation de Brigitte Bardot pour la défense des animaux et contre le port de la fourrure, elle qui a même poussé jusqu’à devenir végétarienne, mais pas longtemps, en fait, et elle entend, derrière elle, un homme goguenard lui répondre « et bon footing ! » mais sa course, de plus en plus rapide, l’a amené trop loin pour qu’elle puisse y répondre. Devant elle, tout le long du chemin, encore un groupe, bonjour, bonjour, puis un autre, « bonjour, bonjour », et au bout un dernier, et ensuite, c’est terminé, elle soupire, elle pourra replonger dans la forêt qui longe le village, et se retrouver, du moins elle l’espère, en sécurité dans la forêt, haute maison des oiseaux bocagers, disait Ronsard...
    Elle sent encore tous ces regards d’hommes qui ont suivi sa course tout le long du chemin, la carabine à l’épaule, ces hommes qui pourraient, si elle filait dans les champs, la confondre avec une petite biche telle qu’elle en a vu plusieurs fois dans les bois, et sans savoir pourquoi, elle commence à avoir drôlement peur et sa course devient une fuite, elle fuit, sans savoir au juste si ce n’est pas le contraire qu’il faudrait faire, rester calme, s’arrêter, reprendre son souffle, non, elle fuit de plus en plus vite, menant à mal sa respiration qui devient de plus en plus haletante, elle imagine la pauvre biche prise aux pièges entre le rabatteur et ce groupe d’hommes, paisiblement installés sur le chemin comme au ball-trap, prêts à « décocher » tous leur balle sur la pauvre bête qui n’a aucune chance de s’en sortir, aucune. Florence, les mains tremblantes, a enfoncé de nouveau, comme une droguée, les écouteurs de son e-pod dans les oreilles et elle entend la voix de Stéphanie de Monaco, encore une princesse triste et pailletée, qui chante Ouragan. Mais même cette chanson, sa chanson fétiche, celle qu’elle écoute toujours malgré les moqueries de ses amies, de son mari, et bientôt, elle n’en doute pas, de ses filles, même cette chanson ni triste ni gaie ne lui remonte le moral...
    Elle a juste envie de retourner chez elle, de rentrer vite fait, serrer ses filles contre elle, et même son mari, alors elle qui courait déjà se met à courir plus vite, mais elle a ses limites tout de même, pour arriver plus vite à la maison, il faudrait couper à travers champs, reprendre un autre petit chemin qui risquerait de la remettre dans les pattes des chasseurs qui ne doivent pas avoir beaucoup plus de pitié pour elle, une petite bonne femme précieuse aux baskets d’une blancheur éblouissante, que pour une pauvre biche innocente... Il ne lui reste que quelques kilomètres, ce n’est pas la mort, tout de même... Satanés chasseurs, pense-t-elle en essayant de calmer sa respiration, ce n’est pas de leur faute, mais tout de même, ils auraient pu ne pas être là, ou pire, ils auraient pu être ailleurs, de l’autre côté du champ, et ils ne l’auraient pas vue, en tout cas pas bien et ils lui auraient tiré une balle dessus, malgré sa course ils lui auraient touché la jambe, et elle se serait mise à boiter, à hurler sous la douleur et elle repense alors à une bande-dessinée qu’elle adorait lire quand elle était petite, une bande dessinée qui raconte l’histoire d’un troubadour amoureux d’une fée des bois, et cette fée se transforme en biche pour lui échapper mais elle se fait transpercer le cou par la flèche d’un chasseur et le pauvre troubadour, qui a assisté impuissant à la scène tragique ne peut que hurler un « non », bouleversant, les yeux pleins de larmes, se souvient-elle avec émotion...
    A bout de souffle, alors qu’elle quitte le village, Florence s’arrête. Elle ne fera pas aujourd’hui une foulée de plus... Cette fois-ci, le coeur n’y est plus... Faisant distraitement ses exercices d’étirement, elle observe le paysage qui l’entoure. Le soleil a disparu. Un peu de brume brouille l’horizon où s’étalent les champs. Sur sa droite, la forêt se déploie jusqu’à son hameau. Là-bas, derrière le renflement de la plaine, se trouve sa maison. Et en plus, cette fois-ci, peste-t-elle, elle n’a pas pris son portable. Haussant les épaules avec tristesse, elle entend les dernières notes de Tristana, seule chanson triste de sa compile. La vie est vraiment merdique, se dit-elle en marchant, courbée et désemparée... Maintenant, elle n’a plus qu’à rentrer au pas. Et à choisir un chemin qui la fasse passer le plus loin possible des chasseurs qui peut-être la guettent, petite fée rose bonbon se faufilant au milieu des paisibles bocages. Avec un peu de chance, elle sera à la maison saine et sauve, juste à temps pour déguster un bon déjeuner avec les filles sans doute très inquiètes du retard de leur maman...Et elle aura le temps en chemin d’écouter une deuxième fois son mp3. C’est toujours ça...

6 novembre 2007

Roman - 6. Première partie. Chapitre 5.

 Chapitre cinq : Une nuit atroce

 

 

 Claquant la porte derrière moi, je sens mon coeur se serrer. Fou de rage, je jette la bague contre le mur, et m’effondre sur le sol. Quelle déception ! Lui qui se dit être ma seule famille, comment ose-t-il me laisser ainsi dans l’ignorance ! Tout à ma rage, je contemple le sol à la recherche de cette bague, qui me plonge soudain dans une solitude désespérante. Je ne la vois plus ! Affolé, je cherche à tâtons sur le sol. Elle a dû glisser sous le lit. Je me penche, tendant le bras pour l’atteindre. Et soudain, une poigne se resserre sur mon bras, et une voix de femme, presque un murmure, l’accompagne :

         « Ne crie pas, sinon je te coupe la main !

Rapide comme l’éclair, la jeune femme, que je reconnais aussitôt, sort de sa cachette, plus agile qu’un chat, tout en me tenant le bras de sa main, petite, mais musclée. Accroupie devant moi, elle sourit d’une manière peu amicale.

 « Alors, tu as des petits soucis ? Cela n’est rien à côté de ceux qui t’attendent si tu ne fais pas exactement ce que je te dis de faire... »

 Terrorisé, je contemple mon bourreau. Elle me paraît encore plus jolie qu’en bas! Ses grands yeux noisette me transpercent, et ce petit sourire narquois donne à son visage un air tout à fait charmant.

 « Cela ne m’enchante guère, mais nous allons devoir partager la même chambre. Ces nigauds de soldats n’ont pas réussi à me trouver, mais ils ne vont pas s’arrêter là. Si tu ouvres la bouche sans mon autorisation, je transperce ta jolie petite gorge... c’est clair ? »

Sans dire un mot, j’acquiesce. Elle pointe son poignard sur ma gorge, ma jolie gorge, a-t-elle dit... En disant cela, elle a approché son visage du mien, presque à le toucher. Je peux sentir l’odeur de ses cheveux, un mélange d’ambre et de musc, et son haleine me chauffe la peau. Ses grands yeux me transpercent. Elle ne sourit plus du tout, et pourtant ce regard menaçant ne change rien à sa beauté, au contraire. Cette méchanceté, cette hargne lui donne un air de bête sauvage, qui la rend encore plus séduisante. Je n’ose respirer... Ma baguette n’est pas loin, je pourrais m’en servir pour la rendre inoffensive, si elle me laisse le temps d’invoquer un sort d’emprisonnement. Mais d’une part, c’est peut-être risqué, car elle paraît tout de même assez rapide, et d’autre part, je suis assez intéressé à l’idée de passer la nuit avec elle. Je me surprends à penser que quelques enchantements bien placés pourraient la rendre aussi docile qu’un agneau... Mais suivant mon regard, elle aperçoit la baguette, et s’en empare en un clin d’oeil.

 « Tu es une saleté de mage, hein ? Tu complotais quelque chose contre moi ? Peut-être même es-tu en train d’invoquer un sort ? glapit-elle en enfonçant la petite lame de son poignard dans la peau de mon cou.

        -Non, je vous assure ! je serais incapable de rien faire sans ma baguette ! Je ne suis qu’un apprenti, seuls les mages d’une grande adresse sont capables d’une telle prouesse !

 - Comme le vieux mage qui était avec toi en bas ?

 - Non, même Agrippa en serait incapable... Seuls les mages guerriers savent faire cela...

    - les mages guerriers... Ces saloperies qui balancent des tornades et des éclairs ? Bon, peu importe... Tu as l’air de me dire la vérité... Mais je ne veux pas prendre de risque... Il est temps que tu fasses dodo... Mais avant, je vais te faire une confidence...

Elle s’approche tout près, et je tremble de ce qu’elle va me faire.

 « Je suis allergique aux mages ! »

Avec le pommeau de son poignard, elle m’assène un grand coup sur le crâne, et je sombre dans le noir le plus total. Avant de m’effondrer, je l’entends ricaner.

 Quelques heures plus tard, je reprends conscience. J’ai très mal à la tête. Il fait noir. C’est la nuit. Je me lève péniblement, ma chambre est plongée dans l’obscurité, et la belle est partie. Je sors de ma chambre. Tout est calme et silencieux. En bas, il n’y a personne, j’ai du mal à marcher parce qu’on ne voit rien. La tête me tourne, je suffoque, une sueur glacée coule sur mon front. Serais-je en train de mourir ? Posant une main sur ma tête, je peux constater que je ne saigne pas. Alors d’où me vient cette douleur ? J’ai soudain très mal au ventre. Je cours jusqu’à la porte de l’auberge, que j’ouvre violemment. Dehors, le vent me rafraîchit un instant. Deux soldats montent la garde. A ma vue, ils s’approchent de moi, mais je les vois à peine. Une douleur affreuse s’empare de mon ventre, et je me tords en deux. Les deux soldats me relèvent, et j’essaie de leur dire que la demi-elfe est dans l’auberge, et qu’elle m’a peut-être empoisonné, mais les mots restent coincés dans ma gorge. J’halète, je suffoque, mes yeux se troublent. La douleur dans mon ventre est trop forte, trop forte, je me mets à hurler... devant mes yeux, je vois danser les arbres dans le vent, qui est toujours aussi fort, et les arbres se métamorphosent en deux monstres noirs, affreux, gigantesques, qui lancent dans le ciel des cris perçants, des cris terribles, inhumains, inaudibles, des cris qui transpercent mes oreilles, ou est-ce le vent qui siffle ainsi ? il semble que ces cris vont faire exploser ma tête... et cette douleur, cette douleur qui me lance dans les entrailles, je me mets à vomir, et j’entends vaguement les soldats qui tentent de me ramener à l’intérieur de l’auberge. Je les regarde de mes yeux hagards, et leurs traits se brouillent, je ne les vois plus, tout disparaît dans un épais brouillard...

 Soudain je ne vois qu’un grand mont qui s’élève sur un ciel rouge, au milieu d’une étendue pierreuse, et pas une herbe, pas un arbre ne perturbe cette monotonie de pierres grises et noires. Une clarté diffuse semble venir du sol. J’ai soudain très chaud. Le sol fume tout autour de moi. Je gravis le mont où la chaleur est encore plus forte. Je monte, je monte, et soudain, tout en haut, je peux voir un trou béant qui plonge loin dans les profondeurs de la terre... je vais me jeter dans ce précipice fumant, si je ne m’arrête pas, mais je continue à marcher, alors je me débats, non ! non ! mais je suis toujours en train d’avancer, je ne peux pas m’arrêter, quelque chose m’attire là, vers ce précipice, ce précipice tout noir, dont le fond rouge me brûle le visage, c’est un volcan, et ce volcan va s’ouvrir ! et les cris, les cris stridents retentissent de plus belle, elles me vrillent les tympans. Je vois alors surgir du gouffre quatre silhouettes, noires, immenses, des ombres qui dansent dans la fumée, qui s’avancent vers moi, et je tombe, je tombe en hurlant dans le précipice, je suis dans la fumée, je ne vois plus que du gris, mes cheveux brûlent, mes habits brûlent, tout mon corps n’est plus qu’une torche vivante, et je plonge dans la lave, mon corps se désintègre, et c’est le noir, le froid de la mort, je suis mort !! et des cris stridents résonnent encore en moi dans la mort...

 

 Je respire de nouveau. Plus aucun cri ne résonne en moi. J’ouvre les yeux. Je suis allongé sur le lit de ma petite chambre, à l’auberge. Agrippa, sur une chaise, ronfle doucement. Dehors, il fait jour. Une belle lumière inonde la pièce. Le soleil est revenu, et moi aussi...

4 novembre 2007

Roman - 5. Première partie. Chapitre 4.

Chapitre 4 : L’auberge pleine

 

 

 De nouveau, un bruit de galop se fait entendre. Plusieurs chevaux, apparemment, s’arrêtent devant l’auberge. On frappe de grands coups à la porte. Agrevin court ouvrir, et une troupe de soldats entre dans l’auberge dans un cliquetis d’arme qui trouble le silence paisible qui règne dans la salle. Ces soldats portent sur leur armure le sceau de Mortemer. Ils tiennent un gros orque enchaîné, vêtu comme un citadin, d’une élégante cape et d’un habit en soie. Généralement, les orques portent des tuniques en cuir épais, car ils vivent dans le Nord, mais celui-ci semble ne plus habiter là-bas depuis longtemps. Il garde cet aspect trapu, ce teint verdâtre, ces dents qui déforment la mâchoire, et ces yeux petits, sournois, soulignés d’épais sourcils qui terminent un front étroit. Mais le raffinement de sa tenue, et une certaine intelligence dans ses yeux, fait penser que cet orque vient d’une tribu d’orques qui sont venus, après la paix, s’installer dans des cités d’humains, des cités comme Alican qui tentent de les intégrer, en oubliant leurs atrocités passées. Certains orques sont ainsi devenus mages, poètes, commerçants, faisant taire en eux la bête conditionnée à tuer ou à mourir. Celui-ci, en plus de son habit raffiné, est remarquable par une jambe de bois, qui le fait boîter lorqu’il marche. Hélias, face à cette entrée fracassante, s’est levé, alors que le capitaine, précédant ses soldats, lui fait signe.

        « Seigneur, fait-il avec fierté nous l’avons rattrapé ! Comme vous l’aviez dit, il rôdait dans la forêt, et il s’est enfui à notre approche. Vous pouvez vous réjouir. Car nous avons enfin retrouvé Achass, et nous l’avons capturé !

       Hélias, fort contrarié, se met à parler assez rudement au soldat, qui se met à blêmir.

 « Espèce d’imbécile, l’entends-je dire, cet individu n’a rien à voir avec celui que je poursuivais ! Vous ne savez donc pas différencier un orque d’un autre orque ? Je le connais, celui-là, c’est un vulgaire contrebandier, un simple voleur de trésor elfique ! Vous vous êtes trompés !

Allant du capitaine au prisonnier, qu’il regarde avec dépit, il marche d’un pas rapide, atterré. Il réfléchit un instant, semble retrouver son sang-froid, et prononce d’une voix glacée ;

 - Il ne vous reste plus qu’à retourner à Alican, et à remettre ce pauvre bougre aux autorités ! Achass doit être loin, à l’heure qu’il est !

         Fou de rage, Hélias sort de l’auberge. Lorsqu’il ouvre la porte, nous voyons le vent s’engouffrer dans la salle de l’auberge. Les soldats, dépités, le suivent dehors, entourant le prisonnier qui, avant de sortir, jette un oeil inquiet dans la salle. Peu de temps après, Hélias revient, trempé, les cheveux en désordre, toujours très remonté.

 « Où est-elle ? nous demande-t-il.

Je me retourne, assez intrigué. La belle sauvageonne a disparu, comme par enchantement !

         - Je pense que c’était sa complice... annonce alors Hélias. Mais peu importe... les soldats vont rester ici pour la nuit, il semble que la tempête ne veuille pas se calmer, bien au contraire... Son cheval est à l’écurie, deux hommes vont le surveiller, et les autres fouilleront l’auberge. Elle ne pourra aller bien loin sans sa monture, et je doute qu’elle mette le nez dehors, toute elfe qu’elle soit, par ce temps effroyable.

 Oubliant un instant mes griefs contre mon maître, je me dirige vers la fenêtre. Derrière la vitre, le vent souffle violemment, les arbres plient, leurs feuilles s’arrachant par grosses poignées dans l’air mouillé. Une grosse pluie tombe sur le sol déjà détrempé, et le ciel, sombre comme en pleine nuit, alors qu’il est à peine huit heures du soir, et que nous sommes au début de l’éte, enveloppe tout cela d’une ombre menaçante. Je frissonne devant ce spectacle de la nature, je me sens presque mal, lorsque soudain, au milieu de ce tumulte, de cette violence des éléments, j’aperçois au bord du chemin, à une centaine de mètres, deux petits êtres qui se tiennent l’un contre l’autre, à demi-nus, avançant péniblement contre le vent.

        « Maître ! Venez voir ! Il y a deux enfants dehors, qui semblent en difficulté ! »

 Agrippa, très étonné, me rejoint près de la fenêtre. Hélias, qui a tout entendu, est reparti dehors avec un de ses soldats et nous les voyons s’approcher, lentement, des deux êtres craintifs qui, après avoir tenté de s’enfuir, sont rejoints par les soldats qui les mènent jusqu’à l’auberge. Les voyant approcher, Agrippa me dit :

 « Ce ne sont pas des enfants, Arpège. Ce sont des moréens.

 - Des moréens ? Mais je croyais que les moréens étaient des êtres imaginaires, inventés par les adultes pour faire rêver les enfants ! s’exclame Hélias.

        -Tu as devant tes yeux la preuve qu’ils existent bel et bien !»

 Les moréens sont peut-être le peuple le plus doux, le plus attendrissant qu’on n’ait jamais vu. Vivant très loin d’ici, aux frontières du Monde connu, sur une archipel des mers chaudes, bien au sud, tout au sud, ce peuple est facilement identifiable par l’aspect de ses individus, bien qu’on en rencontre rarement par chez nous, même à Alican, où pourtant à peu près toutes les races sont représentées. Moi, je n’en avais jamais vu. Les moréens ressemblent à des humains, mais ils sont un peu plus petits. Ils ont de plus la peau très blanche, et des cheveux noirs et épais. Leurs yeux sont bleus comme l’océan. Et il sont plutôt menus. Agiles, discrets, on les compare parfois aux elfes, même si leur discrétion n’est qu’une timidité, contrairement aux elfes, qui sont austères. Resté depuis toujours en autarcie, séparé du reste du monde par la mer, sa meilleure protection contre les invasions, cet humble peuple a toujours défendu son indépendance, et son mode de vie simple. Les moréens, d’après ce que j’en avais lu, et d’après ce que mon maître m’en avait dit, vivaient effectivement très simplement, cultivant leur terre, et élevant les moutons qui paissaient dans les montagnes. Ils mangeaient le produit de leurs bêtes, pêchaient les poissons qui vivaient autour de leurs îles, cultivaient leurs légumes, et leurs champs. Ils vénéraient encore une divinité, celle de la Terre, et croyaient aux présages que leur envoyait la nature. Pour eux, la seule magie était celle du soleil qui faisait pousser leur blé, le reste n’était que sorcellerie. Le reste, d’ailleurs, ils ne le connaissaient pas. Les mages, les esprits qui rôdent, les sortilèges semblaient n’avoir aucun impact sur eux. Ils étaient miraculeusement protégés de toute l’atrocité du monde. Agrippa, très intrigué par tout cela, était allé passer quelques temps dans l’île principale, Atta. Il m’avait raconté que les livres étaient rares dans les maisons, et qu’il était difficile de rentrer en relation avec les moréens. Patiemment, il avait appris à respecter leurs croyances, leurs coutumes, et il s’était petit à petit fait accepter parmi eux, mais ils restaient très distants avec lui, et refusaient de lui parler lorsqu’ils se sentaient observés par les autres. Agrippa avait traversé l’île de long en large, et nulle part il n’avait senti de mauvaise vibration. Rien n’était plus pur que ce petit morceau de monde, et cela pour Agrippa était bien étrange. Sa baguette était inopérante, ses pouvoirs éteints. Rien ne fonctionnait, que le soleil, comme lui avait dit un paysan du coin, qui osait lui parler quelquefois.

         Il était resté quelques mois, mais il n’avait rien trouvé qui explique ce phénomène. Alors, il était rentré chez lui, bien content en revenant sur le continent de retrouver ses incantations et ses grimoires. Il avait longuement cherché une signification à cette parenthèse du monde, mais il n’apprit rien, que la description de cette évidence. Les forces magiques qui régissaient l’univers s’arrêtaient aux frontières de la Moréa !

 Alors que font ces Moréens ici, loin de leur terre ? Agrippa s’approche des deux petits êtres fébriles, qui lèvent sur nous des yeux apeurés. Il y a un homme, un jeune homme, et une femme, une jeune femme. Lui ne porte rien d’autre qu’un pantalon tout usé, des bottes trouées, et c’est tout. Un petit sac en cuir mou lui serre le torse, qu’il a nu. Pas un poil ne recouvre sa poitrine, ni son menton. Il a une épaisse tignasse, et de grands yeux bleus, qu’on regarde avec difficulté tant leur couleur est limpide. La femme est plus petite que lui. Elle se blottit contre l’homme, enfonçant à demi son visage contre son épaule. Je peux voir un grand oeil, noir, celui-ci, qui me regarde avec crainte. Elle porte une petite tunique blanche, trempée par la pluie, et je ne peux m’empêcher de rougir face à cette nudité à peine voilée. Ses longs cheveux tombent sur ses épaules en grosses mèches noires. Elle porte elle aussi des bottes en mauvais état, et un petit sac, accroché à sa ceinture. Tous deux tremblent, et je ne pense pas que c’est le froid qui les fait trembler.

         Autour d’eux, les soldats, Hélias, l’aubergiste, mon maître, et moi aussi, nous les regardons, fascinés. Comme ils sont beaux, si parfaitement beaux ! Malgré nous, nous les couvons de notre regard insistant, comme devant une oeuvre d’art, un coucher de soleil sur la mer... nous sommes chacun happés, séduits, emportés par la suavité de leurs traits, enivrante et inexplicable... Agrippa est le premier à troubler notre état hypnotique.

         « Poussez-vous, voyons, s’exclame-t-il en brisant de ses bras le cercle que nous avons resserré autour d’eux. Vous voyez bien qu’ils ont peur ! »

     Nous réveillant petit à petit de notre contemplation hagarde, nous nous reculons. Les soldats, sur l’ordre de leur seigneur, emmènent le prisonnier vers l’étable, où il est décidé qu’il passera la nuit.

 « Que font ces moréens ici ? Je pensais qu’ils ne quittaient jamais leur île ! demandé-je à Agrippa.

 -Moi aussi, je le pensais. C’est la première fois que j’en vois en dehors de chez eux...

       - Ils sont encore très jeunes... Qu’est-ce qui les a poussés à partir si loin ?

Agrippa, très étonné, regarde les jeunes gens, se penchant un peu pour leur apparaître moins imposant. Esquissant un sourire, il prononce quelques mots dans une langue étrange, mais ils ne répondent rien, et se blottissent l’un contre l’autre, encore plus effrayés.

      « Le moréen est une langue subtile, très subtile... Je pense que les vagues souvenirs que j’en ai ne sont pas suffisants... Agrevin, crie-t-il à l’aubergiste, apporte-nous des couvertures, une bonne soupe, et prépare une chambre pour ces deux jeunes gens. Je paierai ce qu’il faut !

Puis, leur faisant signe de le suivre, il s’approche d’une table et leur présente une chaise. Se regardant tous deux, les deux êtres craintifs hésitent, puis, se tenant par la main, ils vont retrouver Agrippa, qui hoche la tête avec contentement. Agrevin apporte des couvertures, et l’homme, avec une grande délicatesse, enveloppe la femme avec l’une d’elle, qu’il choisit avec soin, et la serre contre elle, et la femme lui sourit, posant sa tête contre son épaule. Leurs gestes sont doux, et le sourire de la jeune femme est une des plus merveilleuses choses qui ait jamais existé au monde. Ces deux êtres ne peuvent pas être réels ! Une telle beauté, une telle grâce rendrait le reste du monde si insipide, si glacé et si austère... mais pourtant ils sont là, bien là, devant moi, auréolés de leur perfection presque indécente. Ils se penchent sur leur assiette, regardant son contenu avec méfiance, et se mettent à boire avec plaisir, jetant sur Agrippa des regards plein de reconnaissance. Hélias, tout comme moi, semble avoir oublié l’épisode de la bague, tout à sa contemplation muette.

      « Dites-moi, Agrippa, murmure-t-il avec douceur, sont-ils tous aussi beaux, là-bas ?

 -Ils sont beaux, c’est vrai, mais ces deux-là sont particulièrement réussis...

 - Ils paraissent tellement fragiles, allons-nous les laisser partir seuls, sans défense, dans un monde dont ils n’imaginent pas, sans doute, à quel point il est hostile?

A ces mots, l’homme relève la tête d’un air craintif. Aurait-il compris ce qu’a dit Hélias ? Agrippa, assez intrigué, lui demande alors :

   « Vous comprenez notre langue ? »

Mais celui-ci, fronçant les sourcils d’un air dubitatif, ne répond rien. Il regarde sa femme, qui, inquiète, le regarde aussi, et hausse les épaules en faisant la moue, réponse assez évidente... Comment saurait-il notre langue, d’ailleurs ? Il y a eu peu d’humains, à part Agrippa, qui soient jamais allé là-bas. Répondant à la question d’Hélias, Agrippa reprend :

 « Ces deux-là n’ont pas attendu après nous pour arriver jusqu’ici... Ils se débrouilleront, j’en suis convaincu. La question est de savoir pourquoi ils sont ici, dans cette forêt, près de ce lac, un des endroits dans notre monde où sont concentrées les plus puissantes forces magiques, alors qu’ils ne savent même pas ce que c’est... C’est vraiment curieux...

         - Le hasard, peut-être ? ironise Hélias.

 - le hasard n’existe pas, cher ami, rien ne découle de rien en ce monde...

         Leur soupe terminée, les deux moréens nous regardent de leurs grands yeux limpides. La jeune femme baille, et se blottit contre son compagnon en clignant des yeux.

        « Ils sont épuisés... C’est vrai qu’il se fait tard... Arpège, sois gentil, emmène-les dans la chambre qu’Agrevin leur a préparée, et veille à ce qu’ils ne manquent de rien.

       Me levant, je leur fais signe de me suivre. En montant l’escalier, je me demande si ceci n’est pas une manoeuvre d’Agrippa pour m’éloigner afin de parler tranquillement de moi à son ami. Je jette un oeil sur eux lorsque je suis en haut, caché dans l’ombre, mais ils ne font que regarder le couple superbe monter les marches à ma suite. Je suis alors contraint de continuer vers la chambre qu’Agrevin m’a indiquée. C’est une chambre simple, assez semblable à la mienne, qui donne sur le lac. Fascinés, les deux moréens entrent avec crainte, et se regardent en rougissant lorsqu’ils considèrent le lit, unique, qui prend presque toute la surface de la petite chambre. Un peu gêné de ce trouble qui en dit long, je leur montre, comme si j’étais le propriétaire des lieux, la commode, avec la petite bassine en faïence, le pichet rempli d’eau, les serviettes, dans la commode, et je leur montre, par la fenêtre, le lac, qu’ils admirent durant un long moment. Ne sachant plus quoi faire d’autre, je leur fais signe que je les quitte là, et ils me sourient. Lorsque je ferme la porte, je vois leurs deux mains se rejoindre, et ils rougissent encore. Pas de doute : ces deux-là s’aiment d’un grand amour, et ce lit ne recueillera pas que leurs rêves...

     Lorsque je retourne dans la salle commune, Agrippa est seul, et Hélias est retourné dehors. Je m’assieds devant Agrippa, qui paraît songeur. Quel secret garde-t-il précieusement à mon sujet ? Il paraissait si honnête envers moi, si bon, si désintéressé... Aurait-il pris soin de moi à cause de quelque chose ? Je n’ose même pas le regarder, tant ma colère et ma peine sont grandes. Je serre le poing sous la table, et je sens la bague qui appuie sur mes doigts, à l’endroit même où ils ont été serrés par la poigne d’Hélias. Je ne dis rien. Agrippa ne me regarde pas non plus. Il semble être entré en transe. Découragé par une telle froideur, je fais signe de me lever.

 « Arpège, me dit-il d’une voix fébrile, je sais toutes les questions que tu peux te poser, à propos de ce qu’a dit Hélias sur le signe sculpté sur la bague de ta mère. Patience... tes questions auront des réponses... quand sera venu le moment..

Malgré la terreur que m’inspire mon maître, dont la ténacité est sans borne, je réponds avec courage :

         - Ah oui, mais quand, quand sera venu le temps ? j’ai quinze ans, et cette bague est le seul héritage de mes parents... Vous ne pouvez pas me cacher des choses si vous les savez... J’ai le droit de savoir ! C’est ma vie !

 - Patience ! Tu dois me faire confiance...

Ne sachant que répondre à cette voix douce mais qui révèle une grande fermeté, je me lève d’un bond et cours jusqu’à ma chambre.

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les cendres d'A
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