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les cendres d'A
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30 décembre 2007

Chasse et course

    Maintenant que Florence passe pratiquement tous ses week-end dans sa maison de campagne, elle a pris l’habitude d’aller courir tous les dimanche matins. Elle laisse ses deux filles à son mari, et s’autorise cette petite heure et demie de tranquillité, qu’elle prépare avec soin. D’abord, elle enfile des dessous de coton blancs, qu’elle mettra à la machine dès son retour, puis un tee-shirt et s’il fait froid, elle ajoute par dessus un gilet matelassé rose, du même rose que sa casquette dans laquelle elle fait glisser ses cheveux attachés dans une queue de cheval comme quand elle était petite. Pour le bas, elle enfile un caleçon moulant, juste parce que c’est aérodynamique, des chaussettes anti-transpirantes et enfin deux énormes baskets, des Nike-Air car, a dit le vendeur, ce sont les meilleures chaussures pour courir, même si elles sont vulgairement grosses et blanches, et qu’avec ça aux pieds elle ressemble à un flamand rose dont les pattes auraient été prises dans deux blocs de polystyrène, mais après tout, ça n’est pas grave, l’essentiel est qu’elle soit à l’aise dans ses pompes, se dit-elle en gloussant alors qu’elle se regarde une dernière fois dans le miroir, remettant en place sa casquette, ni trop en arrière, ni trop sur le front, et enfonçant dans ses oreilles les écouteurs de son i-pod qu’elle a glissé dans la poche de son gilet, avant de quitter la maison non sans avoir laissé à son mari et à ses filles des tonnes de recommandations sur la manière de s’occuper pendant son absence.
    Ce matin, remarque Florence après avoir fermé la porte de sa maison derrière elle, est un beau matin pour aller courir. C’est l’automne, l’air est piquant mais pas trop frais, et le soleil de Normandie, ni trop lumineux, ni trop fade, réveille les couleurs des feuillages qui se déclinent en différentes teintes d’orangers et de bruns. Une légère brume estompe l’horizon. Le jardin de la maison est encore chargé de l’humidité de la nuit, et l’herbe est pailletée de petites perles brillantes. Après avoir admiré un temps cette nature encore engourdie, elle respire un grand coup et ça lui chatouille le nez, puis la voilà partie. Dès qu’elle a franchi la grille, elle se met à courir, et c’est toujours ridicule, pense-t-elle, de se mettre à courir comme ça, sans raison, de quitter le pas familier pour aller au trot. Ses chaussures rebondissent sur le bitume de la petite route qui passe devant sa maison et la conduit vers la forêt, dans laquelle elle a hâte de s’enfoncer.
    Après quelques mètres à peine, elle met en marche la musique qu’elle a emportée avec elle, parce que Florence ne fait jamais rien sans musique... et qu’en courant, rien ne vaut un bon rythme de batterie pour régulariser la course. Florence est folle de la musique des années quatre-vingt. Elle n’écouterait que ça, la nuit, le jour, en voiture, en mangeant, en passant l’aspirateur... Elle a gardé cette âme d’enfant qui a encore devant elle toute une vie à découvrir, faite de petits plaisirs, de délires entre amis, de nuits en boîte de nuit, où on oublie qui on est, d’où l’on vient et ce qu’on fait de sa vie. Elle continue à garder précieusement dans sa mémoire la vision psychédélique de ces chanteuses permanentées et maquillées comme des voitures volées,  dont les joues fardées à outrance, les yeux de biche aux paupières bleues ou violacées, les lèvres brillantes, et les tenues pailletées n’ont pas encore pour elle perdu de leur attrait, même si elle est plutôt le genre de fille classique, toujours habillée en jeans, rarement en jupe, avec des tennis, des tee-shirt, et des cols en V,
    Elle se souvient, lorsqu’elle était jeune, des posters qu’elle accrochait alors sur tous les murs de sa chambre, Elles étaient toutes là, à la regarder, Kim Wilde, divine et vaporeuse, Jeanne Mass, cruelle et démoniaque, Mylène Farmer, tristement baroque... Elle se souvient aussi des clips, où les femmes fuient toujours des hommes pressants, cachés dans de grands manteaux ou derrière des masques blafards, faisant voler dans leur course leur tignasse de lionne, faisant claquer sur le sol leur talons aiguille qui brisent des vitres, elles courent, ces belles amazones habillées comme des guerrières modernes, menaçantes avec leur peinture de guerre, à la fois innocentes, pleurantes, fébriles, et cruelles voire sanguinaires... disant non quand elles voulaient dire oui, frappant les hommes avec des cravaches et s’enfuyant, encore, toujours, le regard vide et l’âme éplorée, au bord de la mer ou dans des quartiers déserts, la nuit, pourquoi, pour qui devait-on vivre, réclamaient-elles dans cette époque vampire où les femmes libérées écorchaient avec autant de désespoir que de rage le rêve féminin et naïf d’un prince innocent au coeur pur...
    Elle s’était bien réveillée de tout ça, pourtant... Elle traînait sa vie comme on traîne une vieille couverture, de plus en plus lourde au fil des années, et de plus en plus souvent des pensées morbides la prenaient au milieu de la nuit, la laissant tremblante,  suante et en même temps frigorifiée, impuissante dans ses draps mouillés et elle se disait mais qu’est-ce que c’est long, cette vie, ça vaudrait bien le coup de mourir d’un cancer comme Marsia Baila !,Mais peu importe, si rien n’a de sens et si rien ne va... restent les airs populaires dont les paroles simples et passionnées font comme une pensée harmonieuse dans sa tête pleine d’amertume.
    Voilà pourquoi elle court, elle court, tous les dimanche matins, même quand elle a fait la fête la veille, et aussi le samedi maintenant quand elle a le temps, pour échapper à ses fantômes de la nuit, à ces visions aussi prenantes que le bruit d’un cargo sifflant qui l’empêcherait de dormir... Elle écoute cette musique, et cela éveille en elle un peu de la folie de la veille, le rythme fou du tambour accompagné du synthé l’entraîne loin de sa vie, loin de sa tête, au plus près de son corps qui se ramollit et ne devient plus qu’une machine à vapeur, avec une respiration régulière et pulsée comme sa musique qui endort son cerveau accaparé par l’effort à fournir.
    Elle arrive maintenant, alors qu’elle écoute sa première chanson, Life is life, la meilleure chanson, selon elle, du groupe Opus, au milieu des arbres dressés vers le ciel, comme un chapiteau d’ombre, mais une ombre apaisante, fière et grave sous laquelle elle se fait la plus discrète possible. Elle aime, elle adore plus que tout être ainsi, chétive dans l’immensité de ces êtres vivants et bienveillants qui la regardent passer avec nonchalance, dans un calme qu’elle trouve chargé d’une tristesse docile. La vie est merdique, c’est vrai, on a beau dire, rien ne va plus dans ce bas monde, se plaît-elle à penser tout en se disant que c’est un cliché qui reste plein de sens...
    Cet enregistrement, elle l’a décidé avec beaucoup d’attention, peaufinant avec le temps l’ordre dans lequel devaient se succéder ces musiques qui l’entraînent, toujours, au septième ciel. Après life is life, elle enchaîne avec self-control, et dans sa tête défilent les images du clip où la jeune chanteuse, Laura Dranigan, bien sûr, se réveille dans une chambre en désordre, affalée de tout son long sur un lit aux draps d’un blanc virginal, auprès d’une poupée immobile qui la regarde de son oeil grand ouvert. Florence a toujours eu peur des poupées. Toute petite, on lui avait offert un baigneur dans un berceau, mais l’idée de cet être en plastique qui restait obstinément les yeux ouverts dans le noir lui faisait atrocement peur. Combien de fois s’était-elle levée pour mettre le bébé à plat ventre, et ne plus voir, ne plus imaginer en tout cas ce regard froid fixé sur un point précis dans l’obscurité ? Maintenant, avec ses deux filles, il lui arrive d’imaginer encore, lorsqu’elle les embrasse une dernière fois avant d’aller se coucher, qu’elles ont gardé dans leur sommeil les yeux ouverts qui la regardent sans la voir... Brrrr...
    Chassant ces pensées noires qui lui embrouillent le cerveau et bouleversent le début de sa course, Florence se concentre de nouveau sur la musique, et sur sa respiration qui commence à trouver son rythme. Après « Self control », le disque MP3 de Florence enchaîne sur Cambodia, de Kim Wilde, avec un synthé écoeurant et un rythme binaire à quatre temps d’une fausse batterie, mais elle s’en fout elle s’éclate quand même et elle revoit Kim Wilde danser au milieu des serpents, pendant qu’elle-même franchit le dernier virage avant l’orée de la forêt et emprunte le chemin de terre qui traverse les champs, jusqu’au village.
    Mais alors qu’à ses oreilles lui parviennent les premières notes de Im Nin’alu, de Ofra Haza, lui mettant dans la tête l’ image exaltante d’un visage de femme orientale aux yeux noirs encore assombris par un mascara plus qu’épais,sur un fond de sable ventilé qui s’étend à perte de vue autour d’une cité écrasée par un soleil aride, elle aperçoit à deux cent mètres devant elle une voiture, garée sur le chemin, et un groupe d’hommes habillés en vert-bouteille postés là, à la lisière du champ, tout le long du chemin qu’elle emprunte justement tous les dimanche depuis qu’elle habite ici. Elle ralentit l’allure, ne sachant que faire maintenant, pestant contre ces chasseurs du dimanche qui tournent maintenant la tête dans sa direction. Faut-il qu’elle rebrousse chemin, et retourne dans la forêt, rompant ainsi le charme de son parcours minutieusement élaboré, ou doit-elle continuer, la peur au ventre, et passer devant ces grappes d’hommes mal rasés, tout en les ignorant ? Mais d’ailleurs a-t-elle le droit de passer aussi près de ce qui est devenu, à son grand désarroi, un terrain de chasse ? Car si elle sait par exemple avec perfection ce qu’il faut choisir comme cadeau pour n’importe qui, et ce qu’il faut porter quand on va à l’opéra, elle ignore totalement ce qu’on est supposé faire quand  on croise lors de son footing une horde de chasseurs armés jusqu’aux dents...
    Le footing choisit avant elle... sa course ne s’arrêtera pas devant un obstacle aussi grossier... après tout, ce chemin de terre est autant à elle qu’à ces stupides chasseurs qui, ne peut-elle s’empêcher de remarquer, ont l’air, à cinquante mètres maintenant d’elle, de badauds attendant à la buvette d’une fête foraine le début d’un feu d’artifice. Ils ne sont plus maintenant qu’à vingt mètres, et son petit coeur affolé par la course s’affole de plus belle. Elle s’arrête, leur en voulant déjà d’avoir du s’arrêter, et retire de ses oreilles les écouteurs qui pendent maintenant sur son cou gracile. Tous les hommes de ce premier groupe regardent avec curiosité cette jeune femme en caleçon noir et casquette rose s’arrêter devant eux. Elle relève légèrement sa casquette et prononce, souriant à peine, d’une voix timide et essoufflée :
    « Bonjour, messieurs, je ne risque rien si je continue sur ce chemin ? »
Les hommes ont l’air très amusé de cette question apparemment saugrenue. Ils se regardent de biais en souriant, pendant que l’un d’eux, une cigarette au bec, répond en gloussant :
    « Bah non, vous risquez rien, mademoiselle, mais va falloir que vous couriez vite ! »
Sur cette spirituelle réponse, un rire sourd et grave, à peine un murmure, soulève les physionomies qui se cachent eux aussi sous de sombres casquettes. A bien y regarder, ils ressembleraient plus à des brigands qui se dérobent aux yeux des autres qu’à des chasseurs, et ce n’est pas fait pour rassurer Florence qui se sent de plus en plus mal à l’aise... Au loin, elle entend un rabatteur, caché dans le champ de maïs qui longe le chemin, qui lance de grands cris, sans doute sur une petite bête qui a pensé être en sécurité sous les hautes feuilles des grands épis, et les têtes des chasseurs se retrouvent à nouveau fixés sur le champ qui remonte à perte de vue jusqu’à la prochaine route.
    « Bon, alors, bonne chasse ! » ajoute Florence avec raideur, en reprenant non sans appréhension sa petite course sur le chemin, se sentant ridicule devant ces hommes dont les bottes crottées et les pantalons presque militaires ne lui inspirent que du mépris, elle qui a adhéré durant plusieurs années à la fondation de Brigitte Bardot pour la défense des animaux et contre le port de la fourrure, elle qui a même poussé jusqu’à devenir végétarienne, mais pas longtemps, en fait, et elle entend, derrière elle, un homme goguenard lui répondre « et bon footing ! » mais sa course, de plus en plus rapide, l’a amené trop loin pour qu’elle puisse y répondre. Devant elle, tout le long du chemin, encore un groupe, bonjour, bonjour, puis un autre, « bonjour, bonjour », et au bout un dernier, et ensuite, c’est terminé, elle soupire, elle pourra replonger dans la forêt qui longe le village, et se retrouver, du moins elle l’espère, en sécurité dans la forêt, haute maison des oiseaux bocagers, disait Ronsard...
    Elle sent encore tous ces regards d’hommes qui ont suivi sa course tout le long du chemin, la carabine à l’épaule, ces hommes qui pourraient, si elle filait dans les champs, la confondre avec une petite biche telle qu’elle en a vu plusieurs fois dans les bois, et sans savoir pourquoi, elle commence à avoir drôlement peur et sa course devient une fuite, elle fuit, sans savoir au juste si ce n’est pas le contraire qu’il faudrait faire, rester calme, s’arrêter, reprendre son souffle, non, elle fuit de plus en plus vite, menant à mal sa respiration qui devient de plus en plus haletante, elle imagine la pauvre biche prise aux pièges entre le rabatteur et ce groupe d’hommes, paisiblement installés sur le chemin comme au ball-trap, prêts à « décocher » tous leur balle sur la pauvre bête qui n’a aucune chance de s’en sortir, aucune. Florence, les mains tremblantes, a enfoncé de nouveau, comme une droguée, les écouteurs de son e-pod dans les oreilles et elle entend la voix de Stéphanie de Monaco, encore une princesse triste et pailletée, qui chante Ouragan. Mais même cette chanson, sa chanson fétiche, celle qu’elle écoute toujours malgré les moqueries de ses amies, de son mari, et bientôt, elle n’en doute pas, de ses filles, même cette chanson ni triste ni gaie ne lui remonte le moral...
    Elle a juste envie de retourner chez elle, de rentrer vite fait, serrer ses filles contre elle, et même son mari, alors elle qui courait déjà se met à courir plus vite, mais elle a ses limites tout de même, pour arriver plus vite à la maison, il faudrait couper à travers champs, reprendre un autre petit chemin qui risquerait de la remettre dans les pattes des chasseurs qui ne doivent pas avoir beaucoup plus de pitié pour elle, une petite bonne femme précieuse aux baskets d’une blancheur éblouissante, que pour une pauvre biche innocente... Il ne lui reste que quelques kilomètres, ce n’est pas la mort, tout de même... Satanés chasseurs, pense-t-elle en essayant de calmer sa respiration, ce n’est pas de leur faute, mais tout de même, ils auraient pu ne pas être là, ou pire, ils auraient pu être ailleurs, de l’autre côté du champ, et ils ne l’auraient pas vue, en tout cas pas bien et ils lui auraient tiré une balle dessus, malgré sa course ils lui auraient touché la jambe, et elle se serait mise à boiter, à hurler sous la douleur et elle repense alors à une bande-dessinée qu’elle adorait lire quand elle était petite, une bande dessinée qui raconte l’histoire d’un troubadour amoureux d’une fée des bois, et cette fée se transforme en biche pour lui échapper mais elle se fait transpercer le cou par la flèche d’un chasseur et le pauvre troubadour, qui a assisté impuissant à la scène tragique ne peut que hurler un « non », bouleversant, les yeux pleins de larmes, se souvient-elle avec émotion...
    A bout de souffle, alors qu’elle quitte le village, Florence s’arrête. Elle ne fera pas aujourd’hui une foulée de plus... Cette fois-ci, le coeur n’y est plus... Faisant distraitement ses exercices d’étirement, elle observe le paysage qui l’entoure. Le soleil a disparu. Un peu de brume brouille l’horizon où s’étalent les champs. Sur sa droite, la forêt se déploie jusqu’à son hameau. Là-bas, derrière le renflement de la plaine, se trouve sa maison. Et en plus, cette fois-ci, peste-t-elle, elle n’a pas pris son portable. Haussant les épaules avec tristesse, elle entend les dernières notes de Tristana, seule chanson triste de sa compile. La vie est vraiment merdique, se dit-elle en marchant, courbée et désemparée... Maintenant, elle n’a plus qu’à rentrer au pas. Et à choisir un chemin qui la fasse passer le plus loin possible des chasseurs qui peut-être la guettent, petite fée rose bonbon se faufilant au milieu des paisibles bocages. Avec un peu de chance, elle sera à la maison saine et sauve, juste à temps pour déguster un bon déjeuner avec les filles sans doute très inquiètes du retard de leur maman...Et elle aura le temps en chemin d’écouter une deuxième fois son mp3. C’est toujours ça...

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Commentaires
L
bonsoir,<br /> <br /> vous ne donnez pas de suite <br /> va t' elle retrouver ses chasseurs la prochaine fois qu' elle sortira faire son jogging ?
les cendres d'A
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