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les cendres d'A
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8 septembre 2008

La maison monde

    Si Cassandre recevait de temps en temps des amis, ils pourraient contempler, du canapé, la magnifique vue qu’offre l’appartement sur les toits de Paris, et au premier plan le jardin des Halles, protégé de l’ombre bienveillante de la grandiose et rosacée église Saint-Eustache et plus loin du dôme de la Bourse du Commerce. Petit mais confortable pour elle seule, l’appartement de Cassandre se compose de trois belles pièces, la chambre de Cassandre, le salon de Cassandre, et enfin son bureau, en mezzanine. Le parquet ancien, quoique abîmé par endroit, et les poutres apparentes confèrent à l’ensemble un aspect chaleureux.
    En fait de meubles, ce petit appartement sous les combles, qui pourrait être coquet, n’en contient presque pas. Sur la mezzanine, un bureau Napoléon III, massif comme un bureau de médecin ou d’avocat en impose au petit lit engoncé sous la pente du toit, plus un grabat qu’un vrai lit d’ailleurs. Au dessus du bureau s’étale une vieille étagère sur laquelle sont rangés par ordre alphabétique une dizaine de bandes-dessinées, vestiges d’un temps passé où les petits personnages gribouillés grossièrement amusaient encore Cassandre, et une centaine de livres de poche. Sur le bureau lui-même sont empilés trois dictionnaires et un vieux Grévisse dont la tranche des pages est aussi douce tant elle est usée qu’un boa duveteux et fragile.
    Dans le salon se font face un gros canapé en tissu marron, coincé sous l’escalier, et un fauteuil-club qui aurait besoin d’une réfection, et contre le mur on a posé encore deux hautes étagères, garnies de livres, rangés eux aussi mais par ordre de leur arrivée dans les rayonnages. Sur les murs libres, Cassandre a accroché quatre cadres dont trois reproductions de Monet de différentes couleurs de la Cathédrale de Rouen, d’où elle vient, et qui lui rappellent sa jeunesse rouennaise, quand elle s’imaginait encore marcher sur les pas de Flaubert et se promettait une carrière d’écrivain, pas forcément aussi glorieuse que son auteur fétiche mais qui lui aurait permis de le regarder avec connivence, comme on le ferait vis-à-vis d’un collègue. Le portrait de Flaubert, il est là, bien sûr, c’est le quatrième et dernier cadre, face au canapé, visible de son bureau, là-haut, visible en fait de presque tout l’appartement sauf de la cuisine qui a la taille d’un petit couloir et où Cassandre n’a pu installer qu’une table minuscule coincée entre l’évier et le réfrigérateur. Dans sa chambre, dont la porte se trouve face au portrait, Cassandre s’est contentée de mettre un matelas au sol, qu’elle soulève tous les jours pour qu’il ne moisisse pas et ne ternisse pas le parquet, une petite table de chevet près du lit, qu’elle tient de sa mère, sur laquelle est bêtement posée une lampe et un livre qui change régulièrement, et une grosse armoire normande, héritage, toujours, de sa famille maternelle et qui était déjà dans l’appartement lorsque, sa grand-mère morte, Cassandre a pu prendre possession des lieux, armoire dont les rieuses sculptures dans la tradition des armoires de mariage jurent presque avec l’austérité du reste de l’ameublement. La salle de bain, guère plus grande que la cuisine, se situe face à celle-ci, les deux pièces jouant le rôle de gardiens qui protègent l’entrée. Et dans ce dernier espace, assombri par ces deux pièces rajoutées au fil des décennies, se cache la lourde porte d’entrée, ou plutôt de sortie dans l’esprit de Cassandre, blindée, massive, peinte en noir, dont la clé terne luit encore faiblement et se tient immobile, enchaînée à sa serrure cuivrée.
    Dans cet appartement où chaque objet a sa place, où pas un grain de poussière ne vient déranger l’ordre méticuleux des choses, et des tâches faites quotidiennement, inlassablement, Cassandre écrit. Enfin elle essaie. Dans la mesure du possible... Parce qu’elle en a besoin, et aussi parce n’aimant ni la compagnie des hommes, ni celle des enfants, et encore moins celle des animaux, elle ne voit pas vraiment ce qu’elle pourrait faire d’autre. Elle n’est pas encore éditée, il y a trop de concurrence, et elle ne se sent pas encore prête à franchir le pas, mais le jour où elle sera prête, elle sait déjà qui elle ira voir avec son manuscrit sous le bras ! car pour subvenir à ses faibles besoins, l’appartement ne lui coûtant rien, Cassandre est correctrice dans une maison d’édition, métier ingrat au possible mais qui lui permet en plus de la préparer à son projet littéraire de rester cloîtrée chez elle en n’ayant comme seul lien avec l’extérieur que quelques entrevues avec sa directrice, visites de courtoisie, somme toute, puisqu’elle reçoit la plupart du temps les manuscrits à corriger par la poste et qu’elle les renvoie de la même manière, visites qui permettent à sa mondaine correspondante de lui faire son numéro de charme, dans le seul but, elle n’est pas dupe, de la maintenir corvéable, ce qu’elle est, car Cassandre, qui n’aime personne, voue une admiration sans borne à cette femme brillante, élégante, qui sait la flatter sans hypocrisie, ayant cet instinct naturel à voir en chaque être son bon côté, sans qu’aucun préjugé ne vienne intercepter la vision optimiste qu’elle en a.
    Son autre lien avec l’extérieur, c’est son enfant. Oui. Autrefois Cassandre a eu un enfant. Et même un mari. Elle ne sait plus, en fait, si c’est lui, si c’est eux qui sont partis ou si c’est elle. A vrai dire ça n’a pas grande importance. L’enfant vient de temps en temps passer les vacances avec elle, elle l’installe là-haut, sur le petit lit qui lui est destiné, sous lequel elle entasse dans un grand tiroir toutes ses affaires, et il brouille pour un temps sa vie paisible de propos incohérents et disgracieux avant de partir en colonie, où elle l’envoie à chaque fois parce qu’elle ne veut pas qu’il s’ennuie avec elle, qu’il s’accroche à elle comme à une bouée trouée dont il sait pertinemment qu’elle ne l’empêchera pas de couler, il la contemple un moment avec nonchalance, sans peine et sans joie, lorsqu’elle l’emmène avec sa grosse valise, avant de rejoindre le groupe d’enfants qui remplace une bonne partie des vacances sa mère ou doit-il penser le pâle reflet de ce que pourrait être une mère, sa mère qui, molle et sans tristesse lui fait par la fenêtre du car dans lequel il s’est installé comme chez lui un petit signe de la main avant de repartir, sans attendre le départ du car, et c’est donc lui, l’enfant, qui la regarde s’éloigner, dos courbé, mains dans les poches, affublée d’un imperméable informe, jusqu’à son appartement où elle va ranger, méticuleusement, les quelques désordres qu’elle aura consenti à laisser derrière elle avant de déposer l’enfant.
    Quand son enfant n’est pas là, c’est-à-dire à peu près trois cent jours par an, les journées se suivent et se ressemblent. D’abord, il faut nettoyer l’appartement, remettre en place les objets, enlever la poussière qui les a souillés durant la nuit, sortir de la machine le linge sec et un peu froissé, le plier, le ranger, le repasser si besoin, nettoyer l’espace où elle a pris son petit déjeuner au réveil, un coup de savon noir sur le sol, sur la table, dans l’évier, ranger le bol, la cuillère, mettre les miettes dans la poubelle, passer un coup d’aspirateur, d’éponge, de serpillière, veiller à ce que les vitres ne soient pas trop ternes. Tout cela avec une espèce de soulagement, parce que cette fois-ci l’enfant n’est pas là, et n’a pu mettre ses doigts sur aucune surface sans qu’elle s’en aperçoive, lorsqu’elle travaillait et qu’il errait dans l’appartement à la recherche d’un nouveau jouet qu’il savait qu’il ne trouverait pas, un jouet, il en aurait un en revenant de colonie, et elle lui conseillerait encore une fois de l’emmener chez son père pour qu’il puisse en profiter un peu plus. Oui, cette fois elle est seule, elle nettoie son petit désordre de fourmi tranquillement, retrouvant les traces qu’elle a laissés, peut-être un peu volontairement, en fin de la journée précédente et qu’elle s’ « amuse » à retrouver, comme un jeu de piste, dans tout l’appartement, sur les meubles, les objets, le téléphone, Cassandre faisant partie de ces femmes pour qui le ménage, rituel continu et quotidien est un palliatif  indispensable qui les détourne d’une introspection qui les plongerait dans l’amas confus et broussailleux de leur esprit torturé, où toute remise en question conduirait à la dépression, au délire, à l’hystérie.
    Le ménage fait, elle va faire sa toilette. Ce jour-là est un bon jour pour Cassandre, voilà pourquoi elle chantonne même un petit air sous la douche, un savon d’Alep à la main. Elle a bien avancé dans son travail de correctrice les jours précédents, et se prépare à une belle journée qu’elle destine à son art. Toute la nuit, elle a repensé aux intrigues qu’elle allait faire vivre à ses personnages. Il va y avoir du frisson, cette fois. Le héros, Galthor, doit retrouver dans les Marais Maudits sa femme qui est morte noyée et revit, telle un spectre, à la recherche de son fils qu’elle portait dans son ventre avant d’être engloutie dans la vase. Elle a prévu de belles pages aussi glaçantes et romantiques que chez Barbey d’Aurevilly, encore un auteur normand, même si son influence principale en matière d’heroîc fantasy reste les romans de Tolkien, qu’elle a tous lus et relus. Galthor, donc, son personnage principal, aussi sombre qu’Aragorn et plus beau que Thorgal, qui vit tel un chevalier errant depuis la mort de sa femme il y a des années, doit tenter de la faire parler d’une éventuelle fin du monde qui doit tuer l’humanité tout entière. Mais celle-ci ne sait plus communiquer avec les vivants, et elle se lamente, les yeux perdus dans le vague, la peau blanche comme l’albâtre et froide comme le marbre, de la perte de son bébé.
    Le fils de Cassandre est lui même présent dans cette fresque interminable dont elle est sur le point d’écrire la quatre cent cinquante-neuvième page, sous les traits d’un jeune mage orphelin un peu niais et mélancolique, qui a hérité sans le savoir des pouvoirs de divination de sa mère, morte pour le sauver des griffes du peuple de elfes noirs... Tous ces héros, hauts en couleur, stéréotypés au possible, mais quelle importance ? sont à la recherche d’une porte, ouvrant sur le monde secret des magies dans lequel ils doivent entraîner les quatre démons meneurs du fléau. Oui, c’est compliqué comme histoire, elle s’y perd un peu elle-même parfois, mais enfin, dans Le seigneur des Anneaux on s’y perd aussi, elle n’a jamais compris par exemple pourquoi Boromir était mort...
    La voilà là-haut, toute fraîche, laissant derrière elle un doux parfum de javel citronnée, dans son « antre », sa caverne, où des restes de lumière venant d’en bas caressent mollement les contours du bureau et finissent de s’estomper dans celle plus crue de l’écran d’ordinateur qui auréole soudain le visage de Cassandre d’un nimbe aussi céleste qu’une apparition divine. Avant de se mettre à écrire, elle entame son petit rituel, la consultation de ses mails, pour se débarrasser de cette dernière corvée avant de plonger dans son monde fantastique. Et son visage béat se crispe soudain, l’apparition devenant un spectre.
    D’habitude, les seuls mails qu’elle reçoit sont ceux de différents magasins dans lesquels elle fait ses courses en ligne, parfois de son enfant, que son père laisse bourrés de fautes d’orthographe pour la faire enrager, et ceux, comme cette fois-ci, de sa  directrice de rédaction qui s’informe de son travail, ou lui fournit des indications techniques sur d’éventuels changements de mise en page. Généralement, ces derniers sont accueillis avec plaisir. Mais cette fois-ci, la si charmante femme, aux cheveux dorés, qu’elle compare dans ses rêveries à la déesse aux cheveux resplendissants qu’elle voyait dans Papyrus, une bande-dessinée qu’elle lisait lorsqu’elle était enfant et qu’elle s’enfermait, déjà, des heures entières, des journées entières dans sa chambre pour lire, personnage dont elle s’inspire d’ailleurs dans son roman pour celui de Naya, une farouche guerrière elfique, qui tente de dérober aux deux mages acolytes de Galthor une bague magique, qui n’est autre que la clé de la porte qui doit tous les sauver, cette fois-ci, sa patronne, dans un style cependant toujours aussi raffiné et caressant lui fait la demande instante de passer aux bureaux de la « Maison » pour lui ramener le dernier manuscrit qu’elle devait normalement rendre dans deux jours, demande à laquelle on n’oppose pas de refus, parce que Cassandre ne sait pas refuser, et certainement pas à sa patronne dont les comportements pleins d’affectation ne sauraient faire oublier quelle femme autoritaire elle est quand il s’agit du travail. La belle déesse blonde prend tout à coup derrière les yeux de Cassandre l’aspect d’une vieille mégère, grande tige sèche et méprisante dont les yeux un peu en amande lancent des éclairs qui lui transpercent le coeur.
    Cassandre est doublement contrariée, d’abord parce qu’elle n’avait pas prévu d’y travailler beaucoup ce jour-ci et ensuite parce que, aussi courageuse soit-elle dans ses récits imaginaires, sortir la rend malade. Maladivement malade.
    Nonchalamment, elle répond au mail funeste et promet une visite « avant la fin de la journée ». Puis, courbée comme une bête de somme, elle se lève péniblement et va chercher, dans un tiroir de son bureau, le manuscrit en question, dont elle sait déjà qu’il lui prendra toute la journée, et qu’en plus, pour le finir, elle devra se presser, travailler dans l’urgence, ce dont elle a horreur. Au moins cela l’empêchera-t-elle de penser au moment fatidique : celui où elle devra franchir le seuil de sa porte d’entrée.
    Les heures passent, à raturer, mettre des flèches, charger les marges de notes agacées, fouiner dans le Grévisse et les dictionnaires, traquer les cacologies, les pléonasmes, les redondances, les fautes d’orthographe et de grammaire, qui rendent le texte hirsute, et c’est presque étonnant que cette femme, tellement maniaque dans les choses du quotidien, puisse éprouver un si extrême plaisir à écorcher de son stylo rouge ces bandes noires si parfaites, si impeccables sur leur feuille blanche. Un désordre apparent, puisqu’elle débarrasse le texte de ses salissures internes, insupportables pour l’esprit bien qu’invisibles à l’oeil inculte du néophyte.
    Parfois, au plus fort de son labeur, Cassandre tressaille. Les pages filent entre ses doigts, devant ses yeux perçants, les minutes, les heures passent et la rapprochent de cet instant déchirant où elle va devoir sortir. Alors, elle replonge de plus belle, comme en apnée, respirant où elle le peut dans les fautes traquées qu’elle déchiquette avec amertume.
    Petite pause éclair à midi pile. Elle fonce à la cuisine, improvise un sandwich bourré de crudités, qu’elle mange au-dessus de l’évier, pour ne pas mettre de miettes par terre, passe tout de même un coup d’éponge sur la table et la surface de préparation et après s’être lavée les mains, elle sort de la cuisine, s’empêchant de regarder, à sa gauche, la porte lugubre et sa clé enfoncée comme un pieu dans le coeur d’un vampire. Puis remonte, des nuages plein la tête, pensant au sublime visage entouré d’une cascade de cheveux dorés, telle une vestale, qui, dans quelques heures, esquissera devant Cassandre le plus distingué des sourires en s’emparant du butin promis. Vision à laquelle elle s’accroche, depuis le matin, et elle a au moins besoin de cette fantasmagorie pour affronter l’idée de plus en plus répugnante de sa sortie prochaine.
    Quand elle lève enfin le nez, son travail terminé, il est cinq heures. Son ventre se serre. Il est presque temps. Les cheveux resplendissants doivent commencer à s’impatienter... Avec résignation, Cassandre descend lentement les escaliers, son manuscrit corrigé sous le bras, qu’elle a glissé dans une grande enveloppe à soufflets. Le coeur battant, elle jette un oeil à la porte, là-bas, qui se perd dans le coin le plus sombre de son appartement. Tout doucement, elle appuie sur l’interrupteur qui commande le plafonnier de l’entrée, comme une enfant qui a peur du noir et qui doute encore de ce qu’elle va découvrir en mettant ainsi à la lumière les contours vagues qui l’inquiétaient dans la pénombre. La porte devient encore plus menaçante, baignée maintenant d’une lumière jaune, poussiéreuse, punitive. Cassandre met ses chaussures, impeccablement cirées, ses bras pèsent deux tonnes. A la hâte, les mains tremblantes, elle enfile son vieil imper gris-beige et, bien qu’elle ait déjà mis ses chaussures, elle repart dans la salle de bains mais il faut bien, avant de partir, qu’elle examine de quoi elle a l’air... Le reflet que lui renvoie le miroir est encore pire que ce qu’elle imaginait. Son visage, maigre, sans couleur, reste bloqué dans un rictus grimaçant, ses yeux, de folle ! ne peut-elle s’empêcher de penser, grands ouverts dans un vide nébuleux la regardent avec incompréhension. Ne sachant que faire devant ce reflet trop ingrat, elle remet en place une mèche qui avait trop glissé sur son front, se convainquant qu’elle est plus présentable maintenant... et préférant ne plus trop regarder sa tête, elle se décide à emporter avec elle son i-pod, qu’elle s’enfonce dans les oreilles après avoir choisi une pièce pour piano de Clara Schumann, seule musique qu’elle pense qu’elle supportera dans le brouhaha de la rue.
    Elle ouvre en tremblant la porte. Puis la referme avec horreur, en reculant de quelques pas, machinalement, s’affalant comme un poids mort sur la chaise de la cuisine. Les minutes passent, interminables. Cassandre relève parfois la tête vers la pendule, puis la rebaisse et replonge dans son mutisme, telle une poupée désarticulée qu’un maître capricieux commande. Seules ses mains restent raides, accrochées à l’enveloppe froissée, humide sous ses doigts. Puis, avec nonchalance, elle sort lentement, comme au ralenti, de sa torpeur. D’un pas lent, le regard perdu, Cassandre traverse l’appartement, regarde distraitement par la fenêtre du salon. On dirait qu’il fait beau, les gens se baladent bras nus. Elle peut se contenter de sa vieille veste. Mais non, il est déjà trop tard. Elle devrait déjà être là-bas...
    Retenant son souffle, se dépêchant soudain, comme une suicidée qui se jette dans le vide après de longues heures à regarder la rue en bas, elle court à travers l’appartement, jusqu’à l’entrée, et rouvre cette porte qui continue à lui faire peur, ses mains tremblent, ses jambes aussi mais elle passe le seuil, balançant dans ses oreilles la musique pour éloigner toute malédiction, serrant dans ses doigts l’i-pod minuscule comme si c’était une amulette, et enfin referme la porte, brutalement, derrière elle.
    Dans l’appartement vide, sous le coup de cette porte claquée, quelques poussières voleront de dessus le plafonnier que Cassandre aura oublié, dans l’entrain de son soudain courage, d’éteindre, et resteront, un temps, à osciller dans l’air encore remué, un coup à droite, un coup à gauche, scintillant dans la lumière jaune avant de tomber sur le plancher blanchi par trop d’eau de javel tels des flocons de neige gris. Les rideaux du salon onduleront légèrement, caressant de leurs rouleaux le vieux tapis râpé et le cadre de l’écrivain, chauve et joufflu, dont les larges moustaches en touffes de pinceaux font apparaître ses yeux petits comme des billes vitreuses, se mettra à pencher d’un demi degré sur la droite, vers la chambre vide où l’armoire entrebâillée, elle, ne tremblera pas.
    A son retour, Cassandre ira sans doute directement se nettoyer des pieds à la tête, et peut-être ne verra-t-elle pas, au moment où elle enlèvera fébrilement ses chaussures, toutes ces infimes modulations qui auront, durant sa courte absence, déséquilibré le cadre fragile de son existence.


   
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Commentaires
P
L'aventure entre parenthèse... ou comment le rien devient quelque chose... belle nouvelle. Same player shoot again.
L
Brillante et terne nouvelle, tour à tour résignée et glaçante, mélancolique et insoutenable, au rythme saccadé de la propre empathie du lecteur ou de sa fuite dans cet Autre fantôme qui hante obstinément la maison. Tel un Faubert muet qui regarde un cœur simple se débattre dans son silence. <br /> <br /> « Si Cassandre recevait de temps en temps des amis, … » Tout tient dans ce conditionnel impossible de la rencontre, cet enfermement, dont la journée n’est jamais que le paradigme d’une vie tout entière. Façon Miss Dalloway. Avec d’ailleurs le même détachement, le même vernis d’indifférence qui recouvre un improbable gémissement : « Oui. Autrefois Cassandre a eu un enfant. Et même un mari. Elle ne sait plus, en fait, si c’est lui, si c’est eux qui sont partis ou si c’est elle. A vrai dire ça n’a pas grande importance. » <br /> <br /> Virginia Woolf et The Hours passent. Avec des airs de Nathalie Sarraute. Dans cette maison-monde où chaque infime détail est tout entier relié à la peur existentielle de vivre et d’aimer :<br /> « Les heures passent, à raturer, mettre des flèches, charger les marges de notes agacées, fouiner dans le Grévisse et les dictionnaires, traquer les cacologies, les pléonasmes, les redondances, les fautes d’orthographe et de grammaire, qui rendent le texte hirsute, et c’est presque étonnant que cette femme, tellement maniaque dans les choses du quotidien, puisse éprouver un si extrême plaisir à écorcher de son stylo rouge ces bandes noires si parfaites, si impeccables sur leur feuille blanche. Un désordre apparent, puisqu’elle débarrasse le texte de ses salissures internes, insupportables pour l’esprit bien qu’invisibles à l’oeil inculte du néophyte. »<br /> <br /> C’est très beau. Merci.
les cendres d'A
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