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les cendres d'A
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29 décembre 2008

Charlotte

Charlotte porte bien son nom. Petite, toute en rondeur, les seins généreux et appétissants, elle a toujours sur les lèvres qui brillent comme un sirop de grenadine un sourire espiègle, et ses grands yeux coquins la font ressembler, malgré ses trente-cinq ans passés, à une petite fille malicieuse et effrontée. Charlotte aurait bien aimé être grande et mince comme Amélie Poulain, mais elle a au moins son esprit futile et tendre, celui qui aime faire craquer l’écorce de sucre des crèmes brûlées. Et la gourmandise de Charlotte va de paire avec sa grande passion : faire la cuisine.. Pour elle, bien sûr, parce que Charlotte est la première à apprécier ce qu’elle réussit, mais aussi pour ceux qu’elle aime. C’est délicieusement suranné, mais c’est comme ça. Charlotte ne cherche pas à être originale dans la vie, ni plus parfaite que les autres, elle est juste ce qu’elle est. Elle est un peu enrobée, c’est sûr, on ne tombe pas dans les délices du palais sans y payer un peu de son âme, mais au moins elle plaît encore à son homme, c’est le principal.
    On ne peut imaginer Charlotte que dans sa cuisine, tournant comme un colibri dans sa cage, attrapant une boîte d’épices un peu haute en se cambrant et en s’appuyant sur la pointe de ses petits pieds, faisant s’échapper des éclaboussures de l’évier, sortant des plats, ouvrant le four, le réfrigérateur, nettoyant le robot, jetant un oeil attentif à l’heure, qui tourne qui fait gonfler les gâteaux, l’heure qui la rapproche du dîner du soir, quand son mari rentrera exténué du bureau, reniflant l’air comme si, en plein Paris, il retrouvait un peu d’une campagne primitive dans ces odeurs de sucre, de chocolat, de légumes braisés, de viandes parfumées.
    Charlotte n’est pas une femme moderne, et n’a aucune prétention à l’être, même si elle habite Paris, a une femme de ménage, consacre du temps à ses amies, fait du shopping et même un peu de sport en salle. Elle a quitté son travail, lequel, déjà ? à la naissance de son premier fils, qui a grandi dans les odeurs épicées des tajines, de cornes de gazelles et autres pâtisseries orientales gorgées de miel et de poudre d’amande, et de cannelle, qu’elle testait dans ses premiers mois, pour ensuite se lancer tour à tour une dizaine de recettes différentes de financiers, avec des blancs en neige, ou sans, un peu plus de beurre, un peu moins, une cuillérée de crème, un zeste de citron, une touche d’essence d’amande amère, puis quelques tentatives laborieuses de macarons cramés, trop mous trop secs, coulants ou pâteux, trop sucrés ou pas assez chocolatés, jamais assez Ladurée...et une bonne dizaine de plats de viande en sauce, de la blanquette de veau à l’osso bucco en passant par la moussaka sans béchamel et la choucroute de poisson. Le ventre de sa mère s’arrondissait au rythme des années, laissant sortir à peu près tous les deux ans un autre lardon à gourmander, jusqu’à ce qu’elle décide que quatre, c’était suffisant.
    Quatre garçons, oui, pas de fille à qui acheter des rubans et des robes à smock. Elle a donc cinq hommes dans sa vie, cinq hommes qui mangent comme des ogres et ne grossissent jamais! Un vrai défi pour elle... Parfois, elle se demande ce qu’elle va faire de tous ces garçons-là. C’est comme si elle avait pour elle toute seule un rang de contemplateurs béats, comme si elle était une reine, adulée, vénérée, qui ne devait que veiller à ce qu’on ne l’oublie pas, qu’on ne parte pas trop vite de ses jupes. Elle se sent à leur contact belle, irrésistible ; ils lui disent d’ailleurs toujours cela, l’admirant en mangeant un dernier rocher à la noix de coco, avec coeur au chocolat, « tu es belle maman », les yeux pétillants et avec un ton assuré, comme s’ils n’avaient pas l’impression de dire quelque chose d’extraordinaire. Est-elle belle d’ailleurs ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle fait bien plus jeune que son âge, et que la gym et la piscine préservent tout de même une certaine tenue à ses seins qui continuent à regarder en haut, dans leur soutien-gorge taille cent, et ses fesses rondes soutenues par une cambrure vertigineuse lui donnent une silhouette gracieuse. Quant à son visage, qui pourrait trouver laids ces grands yeux, ces joues rondes, ces cheveux épais ondulant autour de son visage en courbes aussi voluptueuses que celles de son corps ? Oui, Charlotte est belle, gracieuse, épanouie, dans son corps et dans sa tête, dans sa vie.
    C’est certainement grâce à Alexandre, son mari. Charlotte ne se lasse pas de raconter à qui veut l’entendre les divers épisodes de la vie trépidante de son mari. Alexandre est un jour sorti de sa bulle, des circonlocutions qu’il s’adressait à lui-même, de ses réflexions profondes, il a daigné jeter un oeil sur elle, abandonnant ses livres, ses papiers, et derrière ses lunettes a observé avec curiosité puis plaisir cette mine réjouie qui dès le premier regard a été séduite par ce professeur de philosophie, déjà maître de conférence à moins de trente ans dans lequel elle voyait se profiler l’ébauche d’un génie. Alexandre, qui n’est pas devenu un génie, lui assure cependant un mode de vie confortable de par son poste éminent à l’université, et par le reste, parce qu’Alexandre ne manque pas de ressources et en change régulièrement. Après avoir été mécanicien amateur sur des vieilles voitures, assidu au karting, spécialiste en sciences occultes et photographe, il s’est adonné à la médecine, qu’il a vaguement exercé en Afrique pendant ses années de fac, tout en étudiant avec un ami chimiste les procédés de géothermie récupérant à moindre coût  le froid sous l ‘écorce terrestre. Il s’amuse dorénavant à réparer les horloges cassées, joue du cor dans une fanfare, pratique l’escrime à haut niveau, et alimente tout cela en surfant sur le net, entretenant quelques sites personnels, parce qu’en plus, il bidouille pas mal sur internet, illustrant chacun de ses centres d’intérêt, tout en continuant bien sûr avec passion et conviction son métier de professeur et de chercheur. Et depuis peu de temps, applaudi dans ce projet par sa charmante femme, il s’est mis en tête d’écrire des essais, hors de son cercle universitaire cette fois-ci, afin d’exprimer au monde ce qu’il pense du monde. Il en est à son troisième essai, et fréquente depuis le milieu de l’édition, où il rencontre des tas de gens passionnants, par exemple cet auteur, qui rôde toujours dans les couloirs de la maison, avec lequel il se grille une cigarette quand il va là-bas, et échange quelques non-banalités philosophiques.
    Charlotte ne s’inquiète pas d’avoir un mari aussi brillant, qui réussit tout ce qu’il entreprend. Elle en est fière. L’avis de son mari est la chose la plus importante pour Charlotte. Dès qu’elle élabore une nouvelle recette, c’est lui qui a le privilège de la tester le premier, et alors elle est suspendue à ses lèvres, attendant un sourire, un petit « hmm !» de contentement, craignant un froncement de sourcils, une grimace, ou un simple haussement d’épaule signifiant qu’il n’y a pas grand-chose à dire, que la recette est tout simplement passable. Lorsqu’elle avait trouvé, enfin, une recette sublime, qui, c’est certain, allait redorer son blason à la triviale aubergine que son mari n’appréciait pas, toujours trop cuite, trop spongieuse, trop grasse, mais que Charlotte adorait, une recette que Florence avait découverte dans un magasine de mode et lui avait refilé, une terrine sur trois couches, poivrons, aubergines et thon, parfumé de coriandre et de citron, de persil et de piment de Cayenne, elle se mit ardemment en cuisine... elle lui avait pris toute la matinée, mais c’était vraiment excellent, raffiné, goûteux, et le soir, elle attendait excitée comme un enfant, le compliment de son juge préféré.. Alexandre s’en était servi une cuillère, avait goûté et lui avait dit distraitement qu’elle n’était vraiment pas douée pour faire cuire les aubergines, alors elle avait quitté la table les larmes aux yeux, remballant son plat, faisant un de ses scandales incohérents qui laissaient son mari perplexe. Mais fort heureusement, la plupart du temps le juge est favorable et ne déclare pas de sentence négative. Parce que Charlotte est douée, extrêmement douée.
    Elle regorge d’idées, en toute occasion, de la petite salade improvisée qu’on prépare sur un coin de table le midi - mâche et fruits secs, avec vinaigre de noisette, ou endives pommes et noix, avec citron - au grand apéritif dînatoire pour un nombre important d’invités, apéritif dit « à la bonne franquette », qu’elle met la semaine entière à préparer, faisant de l’appartement un labyrinthe de tables montées sur tréteaux tout aussi colorées, aussi variées qu’un buffet de mariage, où se mêlent des verrines aux racines et aux herbes, des petits cakes individuels au thym et au romarin, des petites bouchées garnies de coppa et de fromage de brousse, des cuillères présentées en étoiles où alternent deux mélanges mystérieux de couleur différente, l’un jaune, constitué d’un risotto safrané, avec des éclats de moules et de crevettes, dans une version plus chic et plus élaborée de la paëlla, l’autre rouge, et blanc, à base de ricotta et de poivrons, et parsemé de différentes herbes qui intrigueront la plupart des invités, et qui donneront à ceux qui n’ont rien à se dire des prétextes de conversation,
    Pourtant, Charlotte n’est pas une femme très organisée. Souvent, elle ne note rien, ou sur des petits bouts de papier gras qui s’entassent sous les plats dans ses placards bondés. Elle ne tient pas de compte de ses recettes, ni des modifications qu’elle opère dans les quantités, les ingrédients ou les temps de cuisson. Elle a tout dans la tête. Alors, parfois, elle se trompe, c’est certain, mais cela reste rare.
    L’épisode mythique, qu’elle se remémore comme une épreuve du destin, c’est celui du cheese-cake... Il y a des plats comme ça. Le cheese-cake, elle n’a jamais réussi à le réussir... Pourtant, elle sait lire une recette ! Elle la connaît même par coeur depuis le temps qu’elle le rate ! Elle était partie en Bretagne, pays des crêpes et du kouign-amann chez ses parents, histoire de prendre un peu l’air avec sa marmaille. Son mari devait les rejoindre en fin de semaine, et Charlotte avait décidé pour l’occasion de leurs retrouvailles de retenter le cheese-cake, parce que c’est un des desserts préférés de son mari, et aussi pour changer des spécialités locales, dont elle avait déjà fait le tour. C’était une belle matinée d’été, pas trop chaude, et elle avait donc suivi la recette en vérifiant pour chaque ingrédient les quantités prévues, quand l’envie lui avait pris d’aller courir un peu, promesse qu’en partant elle avait faite à contrecoeur à Florence qui se moquait de son petit ventre rebondi, et cela permettrait de perdre des calories avant d’engloutir sans scrupule le dessert le plus calorique de tous les temps. Elle explique à sa mère à quel moment elle doit baisser la température du four pour que le cheese ne se craquelle pas, et elle s’en va, cadenassée dans ses dessous qui évitent que ses seins ne lui fassent perdre l’équilibre en bondissant au rythme de la course.
    Elle court, écoutant distraitement la musique de son i-pod, craignant comme à chaque fois des crampes d’estomac, écoutant surtout avec attention les gargouillis de son ventre. Charlotte n’aime pas trop courir, parce qu’une fois sur deux, elle a des problèmes gastriques... elle se demande alors comment font les autres, pour ne pas ressentir cette gêne des intestins qui de détendent, ce qui lui donne une irrésistible envie d’aller aux toilettes, ou encore ces renvois qui bousculent la respiration, elle imagine même parfois dans son ventre les poches d’air qui se vident, remplacées par le passage des aliments dans les intestins, ces intestins qui se détendent, ou qui créent de nouvelles douleurs, qu’on appelle communément des points de côté, oui, c’est ça, ça se déplace là-dedans on ne sait pas trop comment, propulsé qu’est le ventre du haut vers le bas, toujours, du haut vers le bas à chaque foulée, il faut respirer quand le point de côté arrive, respirer, recracher violemment l’air, se plier, étendre les bras, elle fait tout ça mais parfois ça ne passe pas, elle court de moins en moins vite de façon désordonnée, grimaçant de rage parce qu’elle va encore devoir avorter sa course... se mettre à marcher, perdre son temps, son souffle, son élan, tout ça pour des bêtes poches d’air qui se déplacent trop vite... Elle se dit que c’est sans doute son périnée qui n’est pas assez musclé, après quatre accouchements en six ans, c’est possible, mais tout de même, c’est si atroce de rentrer en serrant les fesses sans pouvoir courir, de se ruer toute ruisselante de sueur dans les toilettes !
    Mais le jour du cheese-cake était un bon jour. Elle courait le ventre léger, le coeur animé d’un courage vaillant, oui, cette fois, elle allait pouvoir courir au moins une heure, jusqu’à l’épuisement naturel du corps ! Sûre de son coup, elle revoyait distraitement tout en courant les listes des choses qu’elle devait faire dans la journée pour que le repas du lendemain soit parfait. Le cheese-cake était dans le four, et elle espérait simplement que sa mère n’oublie pas de baisser la température au bon moment, mais elle pouvait avoir confiance en sa mère pour ça, elle lui avait dit une heure à 200 degrés, et encore une heure à cent degrés, puis une autre à cinquante... Ressassant cela sereinement, elle avait commencé à se dire, alors qu’elle courait depuis vingt minutes, que trois heures de cuisson, cela lui paraissait quand même beaucoup... Et soudain, au milieu des champs qui s’étalaient à perte de vue autour d’elle, elle se met à jurer, ce qui ne lui arrive presque jamais.
    Charlotte s’était encore trompée... Ce n’était pas une heure, qu’il fallait le mettre à deux cent, mais un quart d’heure ! Regardant autour d’elle, elle note l’étendue de son impuissance. Charlotte n’emporte jamais son portable, et elle ne peut aller plus vite qu’en courant... Vingt minutes la séparent de la maison, et du four qui est déjà en train d’accomplir son oeuvre démoniaque, de brunir la jolie surface laiteuse du gâteau... Alors, elle se met à courir le plus vite possible, soufflant comme une furie, se disant que peut-être sa mère verrait, en regardant dans le four, que le cheese-cake est trop doré, puis essayant d’imaginer ce qu’elle pourrait sauver, si le gâteau pouvait encore être mangeable malgré cette trop longue et trop forte cuisson, elle court vite, animée d’un désir de ronger elle aussi ce temps implacable qui détruit son oeuvre... en se dépêchant, elle arriverait avant l’heure fatidique, elle empêcherait les dernières minutes de dégradation... Sur la fin elle aurait presque prié, même, pour que sa mère entende sa supplication, mais il était à parier que sa mère était trop occupée avec ses quatre petits-enfants qu’elle lui avait laissé sur les bras pour s’entendre appeler de là-haut...
    Arrivée devant la maison de sa mère, une odeur de caramel, qui n’était pas celle du cheese-cake telle qu’elle la connaissait lui arrive au nez avec horreur, même si au passage, Charlotte reconnaît que ce n’est pas, au moins, une odeur de brûlé... Sa mère est en train de changer la température du four. Essoufflée, pliée sur son ventre qui n’en peut plus de se gonfler et dégonfler, elle regarde avec tristesse, sans colère ni dépit, le cheese-cake transformé en tourte fromagère, et sa mère qui innocemment lui dit qu’elle a bien suivi ses instructions à la lettre... Alexandre va être déçu se dit-elle, en se dirigeant d’un pas traînant vers la salle de bains, enlevant un à un ses habits trempés de sueur, et ne pouvant s’empêcher de se dire que sa mère aurait pu faire attention.

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Commentaires
M
ça donne vraiment faim ta recette, heu ton essai.<br /> bravo.
C
Elle me plait bien cette petite Charlotte, un peu excessive certes mais sympathique !<br /> Bisous et continue...
les cendres d'A
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