Roman - 5. Première partie. Chapitre 4.
Chapitre 4 : L’auberge
pleine
De nouveau, un bruit de galop se fait entendre. Plusieurs
chevaux, apparemment, s’arrêtent devant l’auberge. On frappe de grands coups à
la porte. Agrevin court ouvrir, et une troupe de soldats entre dans l’auberge
dans un cliquetis d’arme qui trouble le silence paisible qui règne dans la
salle. Ces soldats portent sur leur armure le sceau de Mortemer. Ils tiennent
un gros orque enchaîné, vêtu comme un citadin, d’une élégante cape et d’un
habit en soie. Généralement, les orques portent des tuniques en cuir épais, car
ils vivent dans le Nord, mais celui-ci semble ne plus habiter là-bas depuis
longtemps. Il garde cet aspect trapu, ce teint verdâtre, ces dents qui
déforment la mâchoire, et ces yeux petits, sournois, soulignés d’épais sourcils
qui terminent un front étroit. Mais le raffinement de sa tenue, et une certaine
intelligence dans ses yeux, fait penser que cet orque vient d’une tribu
d’orques qui sont venus, après la paix, s’installer dans des cités d’humains,
des cités comme Alican qui tentent de les intégrer, en oubliant leurs atrocités
passées. Certains orques sont ainsi devenus mages, poètes, commerçants, faisant
taire en eux la bête conditionnée à tuer ou à mourir. Celui-ci, en plus de son
habit raffiné, est remarquable par une jambe de bois, qui le fait boîter
lorqu’il marche. Hélias, face à cette entrée fracassante, s’est levé, alors que
le capitaine, précédant ses soldats, lui fait signe.
« Seigneur, fait-il avec fierté
nous l’avons rattrapé ! Comme vous
l’aviez dit, il rôdait dans la forêt, et il s’est enfui à notre approche. Vous
pouvez vous réjouir. Car nous avons enfin retrouvé Achass, et nous l’avons
capturé !
Hélias, fort contrarié, se met à parler
assez rudement au soldat, qui se met à blêmir.
« Espèce d’imbécile, l’entends-je
dire, cet individu n’a rien à voir avec celui que je poursuivais ! Vous ne
savez donc pas différencier un orque d’un autre orque ? Je le connais,
celui-là, c’est un vulgaire contrebandier, un simple voleur de trésor
elfique ! Vous vous êtes trompés !
Allant
du capitaine au prisonnier, qu’il regarde avec dépit, il marche d’un pas
rapide, atterré. Il réfléchit un instant, semble retrouver son sang-froid, et
prononce d’une voix glacée ;
- Il ne vous reste plus qu’à retourner
à Alican, et à remettre ce pauvre bougre aux autorités ! Achass doit être
loin, à l’heure qu’il est !
Fou de rage, Hélias sort de l’auberge.
Lorsqu’il ouvre la porte, nous voyons le vent s’engouffrer dans la salle de
l’auberge. Les soldats, dépités, le suivent dehors, entourant le prisonnier
qui, avant de sortir, jette un oeil inquiet dans la salle. Peu de temps après,
Hélias revient, trempé, les cheveux en désordre, toujours très remonté.
« Où est-elle ? nous
demande-t-il.
Je me
retourne, assez intrigué. La belle sauvageonne a disparu, comme par
enchantement !
- Je pense que c’était sa complice...
annonce alors Hélias. Mais peu importe... les soldats vont rester ici pour la
nuit, il semble que la tempête ne veuille pas se calmer, bien au contraire...
Son cheval est à l’écurie, deux hommes vont le surveiller, et les autres
fouilleront l’auberge. Elle ne pourra aller bien loin sans sa monture, et je
doute qu’elle mette le nez dehors, toute elfe qu’elle soit, par ce temps effroyable.
Oubliant un instant mes griefs contre
mon maître, je me dirige vers la fenêtre. Derrière la vitre, le vent souffle
violemment, les arbres plient, leurs feuilles s’arrachant par grosses poignées
dans l’air mouillé. Une grosse pluie tombe sur le sol déjà détrempé, et le
ciel, sombre comme en pleine nuit, alors qu’il est à peine huit heures du soir,
et que nous sommes au début de l’éte, enveloppe tout cela d’une ombre
menaçante. Je frissonne devant ce spectacle de la nature, je me sens presque
mal, lorsque soudain, au milieu de ce tumulte, de cette violence des éléments,
j’aperçois au bord du chemin, à une centaine de mètres, deux petits êtres qui
se tiennent l’un contre l’autre, à demi-nus, avançant péniblement contre le
vent.
« Maître ! Venez voir !
Il y a deux enfants dehors, qui semblent en difficulté ! »
Agrippa, très étonné, me rejoint près
de la fenêtre. Hélias, qui a tout entendu, est reparti dehors avec un de ses
soldats et nous les voyons s’approcher, lentement, des deux êtres craintifs
qui, après avoir tenté de s’enfuir, sont rejoints par les soldats qui les
mènent jusqu’à l’auberge. Les voyant approcher, Agrippa me dit :
« Ce ne sont pas des enfants,
Arpège. Ce sont des moréens.
- Des moréens ? Mais je croyais
que les moréens étaient des êtres imaginaires, inventés par les adultes pour
faire rêver les enfants ! s’exclame Hélias.
-Tu as devant tes yeux la preuve qu’ils
existent bel et bien !»
Les moréens sont peut-être le peuple le
plus doux, le plus attendrissant qu’on n’ait jamais vu. Vivant très loin d’ici,
aux frontières du Monde connu, sur une archipel des mers chaudes, bien au sud,
tout au sud, ce peuple est facilement identifiable par l’aspect de ses
individus, bien qu’on en rencontre rarement par chez nous, même à Alican, où
pourtant à peu près toutes les races sont représentées. Moi, je n’en avais
jamais vu. Les moréens ressemblent à des humains, mais ils sont un peu plus
petits. Ils ont de plus la peau très blanche, et des cheveux noirs et épais.
Leurs yeux sont bleus comme l’océan. Et il sont plutôt menus. Agiles, discrets,
on les compare parfois aux elfes, même si leur discrétion n’est qu’une
timidité, contrairement aux elfes, qui sont austères. Resté depuis toujours en
autarcie, séparé du reste du monde par la mer, sa meilleure protection contre
les invasions, cet humble peuple a toujours défendu son indépendance, et son
mode de vie simple. Les moréens, d’après ce que j’en avais lu, et d’après ce
que mon maître m’en avait dit, vivaient effectivement très simplement,
cultivant leur terre, et élevant les moutons qui paissaient dans les montagnes.
Ils mangeaient le produit de leurs bêtes, pêchaient les poissons qui vivaient
autour de leurs îles, cultivaient leurs légumes, et leurs champs. Ils
vénéraient encore une divinité, celle de la Terre, et croyaient aux présages
que leur envoyait la nature. Pour eux, la seule magie était celle du soleil qui
faisait pousser leur blé, le reste n’était que sorcellerie. Le reste,
d’ailleurs, ils ne le connaissaient pas. Les mages, les esprits qui rôdent, les
sortilèges semblaient n’avoir aucun impact sur eux. Ils étaient miraculeusement
protégés de toute l’atrocité du monde. Agrippa, très intrigué par tout cela,
était allé passer quelques temps dans l’île principale, Atta. Il m’avait
raconté que les livres étaient rares dans les maisons, et qu’il était difficile
de rentrer en relation avec les moréens. Patiemment, il avait appris à
respecter leurs croyances, leurs coutumes, et il s’était petit à petit fait
accepter parmi eux, mais ils restaient très distants avec lui, et refusaient de
lui parler lorsqu’ils se sentaient observés par les autres. Agrippa avait
traversé l’île de long en large, et nulle part il n’avait senti de mauvaise
vibration. Rien n’était plus pur que ce petit morceau de monde, et cela pour
Agrippa était bien étrange. Sa baguette était inopérante, ses pouvoirs éteints.
Rien ne fonctionnait, que le soleil, comme lui avait dit un paysan du coin, qui
osait lui parler quelquefois.
Il était resté quelques mois, mais il
n’avait rien trouvé qui explique ce phénomène. Alors, il était rentré chez lui,
bien content en revenant sur le continent de retrouver ses incantations et ses
grimoires. Il avait longuement cherché une signification à cette parenthèse du
monde, mais il n’apprit rien, que la description de cette évidence. Les forces
magiques qui régissaient l’univers s’arrêtaient aux frontières de la
Moréa !
Alors que font ces Moréens ici, loin de
leur terre ? Agrippa s’approche des deux petits êtres fébriles, qui lèvent
sur nous des yeux apeurés. Il y a un homme, un jeune homme, et une femme, une
jeune femme. Lui ne porte rien d’autre qu’un pantalon tout usé, des bottes
trouées, et c’est tout. Un petit sac en cuir mou lui serre le torse, qu’il a
nu. Pas un poil ne recouvre sa poitrine, ni son menton. Il a une épaisse
tignasse, et de grands yeux bleus, qu’on regarde avec difficulté tant leur
couleur est limpide. La femme est plus petite que lui. Elle se blottit contre
l’homme, enfonçant à demi son visage contre son épaule. Je peux voir un grand oeil,
noir, celui-ci, qui me regarde avec crainte. Elle porte une petite tunique
blanche, trempée par la pluie, et je ne peux m’empêcher de rougir face à cette
nudité à peine voilée. Ses longs cheveux tombent sur ses épaules en grosses
mèches noires. Elle porte elle aussi des bottes en mauvais état, et un petit
sac, accroché à sa ceinture. Tous deux tremblent, et je ne pense pas que c’est
le froid qui les fait trembler.
Autour d’eux, les soldats, Hélias,
l’aubergiste, mon maître, et moi aussi, nous les regardons, fascinés. Comme ils
sont beaux, si parfaitement beaux ! Malgré nous, nous les couvons de notre
regard insistant, comme devant une oeuvre d’art, un coucher de soleil sur la
mer... nous sommes chacun happés, séduits, emportés par la suavité de leurs traits,
enivrante et inexplicable... Agrippa est le premier à troubler notre état
hypnotique.
« Poussez-vous, voyons,
s’exclame-t-il en brisant de ses bras le cercle que nous avons resserré autour
d’eux. Vous voyez bien qu’ils ont peur ! »
Nous réveillant petit à petit de notre
contemplation hagarde, nous nous reculons. Les soldats, sur l’ordre de leur
seigneur, emmènent le prisonnier vers l’étable, où il est décidé qu’il passera
la nuit.
« Que font ces moréens ici ?
Je pensais qu’ils ne quittaient jamais leur île ! demandé-je à Agrippa.
-Moi aussi, je le pensais. C’est la
première fois que j’en vois en dehors de chez eux...
- Ils sont encore très jeunes...
Qu’est-ce qui les a poussés à partir si loin ?
Agrippa,
très étonné, regarde les jeunes gens, se penchant un peu pour leur apparaître
moins imposant. Esquissant un sourire, il prononce quelques mots dans une
langue étrange, mais ils ne répondent rien, et se blottissent l’un contre
l’autre, encore plus effrayés.
« Le moréen est une langue
subtile, très subtile... Je pense que les vagues souvenirs que j’en ai ne sont
pas suffisants... Agrevin, crie-t-il à l’aubergiste, apporte-nous des
couvertures, une bonne soupe, et prépare une chambre pour ces deux jeunes gens.
Je paierai ce qu’il faut !
Puis,
leur faisant signe de le suivre, il s’approche d’une table et leur présente une
chaise. Se regardant tous deux, les deux êtres craintifs hésitent, puis, se
tenant par la main, ils vont retrouver Agrippa, qui hoche la tête avec
contentement. Agrevin apporte des couvertures, et l’homme, avec une grande
délicatesse, enveloppe la femme avec l’une d’elle, qu’il choisit avec soin, et
la serre contre elle, et la femme lui sourit, posant sa tête contre son épaule.
Leurs gestes sont doux, et le sourire de la jeune femme est une des plus
merveilleuses choses qui ait jamais existé au monde. Ces deux êtres ne peuvent
pas être réels ! Une telle beauté, une telle grâce rendrait le reste du monde si insipide, si glacé et si
austère... mais pourtant ils sont là, bien là, devant moi, auréolés de leur
perfection presque indécente. Ils se penchent sur leur assiette, regardant son
contenu avec méfiance, et se mettent à boire avec plaisir, jetant sur Agrippa
des regards plein de reconnaissance. Hélias, tout comme moi, semble avoir oublié
l’épisode de la bague, tout à sa contemplation muette.
« Dites-moi, Agrippa, murmure-t-il
avec douceur, sont-ils tous aussi beaux, là-bas ?
-Ils sont beaux, c’est vrai, mais ces
deux-là sont particulièrement réussis...
- Ils paraissent tellement fragiles,
allons-nous les laisser partir seuls, sans défense, dans un monde dont ils
n’imaginent pas, sans doute, à quel point il est hostile?
A
ces mots, l’homme relève la tête d’un air craintif. Aurait-il compris ce qu’a
dit Hélias ? Agrippa, assez intrigué, lui demande alors :
« Vous comprenez notre
langue ? »
Mais
celui-ci, fronçant les sourcils d’un air dubitatif, ne répond rien. Il regarde
sa femme, qui, inquiète, le regarde aussi, et hausse les épaules en faisant la
moue, réponse assez évidente... Comment saurait-il notre langue,
d’ailleurs ? Il y a eu peu d’humains, à part Agrippa, qui soient jamais
allé là-bas. Répondant à la question d’Hélias, Agrippa reprend :
« Ces deux-là n’ont pas attendu
après nous pour arriver jusqu’ici... Ils se débrouilleront, j’en suis
convaincu. La question est de savoir pourquoi ils sont ici, dans cette forêt,
près de ce lac, un des endroits dans notre monde où sont concentrées les plus
puissantes forces magiques, alors qu’ils ne savent même pas ce que c’est...
C’est vraiment curieux...
- Le hasard, peut-être ? ironise
Hélias.
- le hasard n’existe pas, cher ami,
rien ne découle de rien en ce monde...
Leur soupe terminée, les deux moréens
nous regardent de leurs grands yeux limpides. La jeune femme baille, et se
blottit contre son compagnon en clignant des yeux.
« Ils sont épuisés... C’est vrai
qu’il se fait tard... Arpège, sois gentil, emmène-les dans la chambre
qu’Agrevin leur a préparée, et veille à ce qu’ils ne manquent de rien.
Me levant, je leur fais signe de me
suivre. En montant l’escalier, je me demande si ceci n’est pas une manoeuvre
d’Agrippa pour m’éloigner afin de parler tranquillement de moi à son ami. Je
jette un oeil sur eux lorsque je suis en haut, caché dans l’ombre, mais ils ne
font que regarder le couple superbe monter les marches à ma suite. Je suis
alors contraint de continuer vers la chambre qu’Agrevin m’a indiquée. C’est une
chambre simple, assez semblable à la mienne, qui donne sur le lac. Fascinés,
les deux moréens entrent avec crainte, et se regardent en rougissant lorsqu’ils
considèrent le lit, unique, qui prend presque toute la surface de la petite
chambre. Un peu gêné de ce trouble qui en dit long, je leur montre, comme si
j’étais le propriétaire des lieux, la commode, avec la petite bassine en
faïence, le pichet rempli d’eau, les serviettes, dans la commode, et je leur
montre, par la fenêtre, le lac, qu’ils admirent durant un long moment. Ne
sachant plus quoi faire d’autre, je leur fais signe que je les quitte là, et
ils me sourient. Lorsque je ferme la porte, je vois leurs deux mains se
rejoindre, et ils rougissent encore. Pas de doute : ces deux-là s’aiment
d’un grand amour, et ce lit ne recueillera pas que leurs rêves...
Lorsque je retourne dans la salle
commune, Agrippa est seul, et Hélias est retourné dehors. Je m’assieds devant
Agrippa, qui paraît songeur. Quel secret garde-t-il précieusement à mon
sujet ? Il paraissait si honnête envers moi, si bon, si désintéressé...
Aurait-il pris soin de moi à cause de quelque chose ? Je n’ose même pas le
regarder, tant ma colère et ma peine sont grandes. Je serre le poing sous la
table, et je sens la bague qui appuie sur mes doigts, à l’endroit même où ils
ont été serrés par la poigne d’Hélias. Je ne dis rien. Agrippa ne me regarde
pas non plus. Il semble être entré en transe. Découragé par une telle froideur,
je fais signe de me lever.
« Arpège, me dit-il d’une voix
fébrile, je sais toutes les questions que tu peux te poser, à propos de ce qu’a
dit Hélias sur le signe sculpté sur la bague de ta mère. Patience... tes
questions auront des réponses... quand sera venu le moment..
Malgré
la terreur que m’inspire mon maître, dont la ténacité est sans borne, je
réponds avec courage :
- Ah oui, mais quand, quand sera venu
le temps ? j’ai quinze ans, et cette bague est le seul héritage de mes
parents... Vous ne pouvez pas me cacher des choses si vous les savez... J’ai le
droit de savoir ! C’est ma vie !
- Patience ! Tu dois me faire
confiance...
Ne
sachant que répondre à cette voix douce mais qui révèle une grande fermeté, je
me lève d’un bond et cours jusqu’à ma chambre.